D’une façon générale, en théorie littéraire, la notion d’auteur n’est pas aussi simple qu’il peut y paraître au premier abord. En effet, l’auteur, dira-t-on, c’est l’« inventeur » de l’œuvre à laquelle son nom se trouve rattaché. Soit. Mais les travaux sur l’intertextualité ont mis depuis longtemps en évidence que la création ne procède pas ex nihilo, que la plupart des œuvres ont des sources plus ou moins visibles et que, dans ses reprises « palimpsestiques » permanentes, il y a des degrés d’invention. En outre, en littérature, la création d’œuvres se fait le plus souvent dans le cadre de genres préétablis qui ont des contraintes canoniques plus ou moins fortes, ce qui relativise encore la notion d’invention.
La question est particulièrement délicate dans le champ des littératures en langues africaines pour plusieurs raisons.
Tout d’abord parce que, dans le cadre de la culture orale traditionnelle, ces littératures ont une forte composante patrimoniale et que l’exécution des œuvres se fait le plus souvent dans un esprit « mimétique », à partir de répertoires mémorisés dont la plupart des échantillons sont anonymes. Comme, dans un tel cadre culturel, les consommateurs des œuvres littéraires attendent de l’exécutant, non pas qu’il innove mais qu’il reproduise le plus fidèlement possible la tradition patrimoniale, celui-ci est davantage considéré par la communauté comme un « interprète » que comme un « auteur » ; et cela même s’il arrive encore assez souvent que, dans la réalité des faits et contre l’idéologie dominante, cet exécutant, qui donne vie à l’œuvre dans une performance spécifique, se la réapproprie grandement, créant sa « version » et se trouvant de ce fait dans une position un peu analogue aux auteurs des différents Don Juan ou des différents Faust de la tradition littéraire européenne par exemple.
Ce caractère anonyme d’une bonne partie des répertoires oraux n’implique évidemment pas que les énoncés génériques qui les composent n’aient pas eu un auteur initial. Cependant, ainsi que l’ont bien fait remarquer Jakobson et Bogatyrev dans un article célèbre, dans le cadre du folklore, au moment où un énoncé canonique est inventé par un individu, il n’existe pas comme objet culturel. Il faudra, pour parvenir à ce statut, qu’il ait éveillé un écho suffisant dans la communauté de réception pour donner lieu à de multiples reprises par des individus différents qui le façonneront progressivement jusqu’à en faire un objet folklorique dont la société aura enfin conscience. Mais, à ce stade, qui peut prendre plus ou moins de temps, le nom de l’inventeur initial n’a la plupart du temps pas été retenu.
Il arrive toutefois que, dans certains répertoires littéraires de tradition orale, notamment pour ce qui est des genres poétiques – dont la forme est souvent plus fixe du fait de contraintes métriques ou mélodiques –, la mémoire d’un auteur originel soit conservée. On se trouve néanmoins alors dans une situation un peu différente de celle de la littérature écrite où la duplication graphique (manuscrite et surtout imprimée) a donné à l’œuvre une plus grande fixité. En oralité en effet, si les contraintes canoniques limitent quelque peu la variabilité, elles ne l’abolissent pas. Chaque exécution d’une œuvre par un interprète (ou un groupe d’interprètes) peut donc donner lieu à des variantes. Cela fait que, lorsque la mémoire de l’inventeur initial d’une œuvre orale a été conservée par la tradition, le récepteur d’une performance de cette œuvre se trouve en présence d’une double instance auctorale : celle de l’inventeur originel et celle de l’instance d’interprétation qui l’actualise en un instant donné.
Pour ce qui est maintenant des productions écrites en langues africaines, la complexité de cette question tient à plusieurs facteurs. L’auteur qui fait le choix de produire un texte réputé « littéraire » dans une langue africaine le fait délibérément au sein d’une culture, celle de son lectorat potentiel, dans laquelle il n’y a pas une longue tradition d’écrivain. Son statut comme auteur est de ce fait plutôt ambigu. Il adopte donc souvent une attitude relativement proche de celle des interprètes de sa culture de tradition orale qui privilégient la perspective « mimétique », c’est-à-dire que l’acte créateur qu’il accomplit par l’écriture relève plus de la conformité à un modèle de production antérieure que de la recherche de l’innovation. Ce modèle peut être recherché soit dans son patrimoine oral dont il réécrit les œuvres (par exemple Amadou Hampaté Bâ) ou au moins dont il se sert comme source d’inspiration privilégiée, soit dans le répertoire occidental qui est celui de sa culture scolaire. Mais dans le champ de production littéraire en langues africaines, ce statut d’auteur est davantage vécu comme un rôle social – et même souvent un devoir social – plutôt que comme une vocation artistique. Le phénomène est encore renforcé par le fait qu’une partie non négligeable de cette production est le fait d’une commande extérieure, en provenance d’acteurs sociaux qui veulent utiliser la littérature comme un instrument d’éducation.
Jean Derive
Références bibliographiques
Jakobson, R. & Bogatyrev, P. « Le folklore, forme spécifique de création », Questions de poétique, ed. du Seuil, Paris, 1973, pp. 59-72.