Dans son acception la plus large, cette catégorie esthétique renvoie à toute forme de représentation qui se refuse à idéaliser le réel et cherche au contraire à le reproduire « tel qu’il est ». Dans la littérature occidentale, le réalisme est devenue au 19e siècle une doctrine littéraire valorisant les histoires réelles, vécues, tirées de faits divers ou imaginées à partir d’une documentation historique poussée, mettant en scène des personnages ordinaires, aux comportements vraisemblables, inscrits dans des milieux minutieusement décrits dans un style impersonnel et objectif.
L’opposition du réalisme et du merveilleux a été largement sollicitée dans l’analyse occidentale des littératures orales africaines comme expression d’une déconnexion du réel de la part de sociétés primitives : un réalisme strict ne pouvait faire partie des intentions littéraires de peuples qui entretiennent un rapport magico-religieux au réel et le perçoivent au prisme du mythe. D’un point de vue endogène, cette opposition n’a pas de validité dès lors que le monde suprasensible est considéré comme relevant pleinement de la réalité. Il faudrait lui substituer la distinction entre les énoncés véridiques (mythes, épopées) et les énoncés mensongers (contes) sans que cette distinction ne préjuge des modalités de la représentation du réel qui est faite.
Pour autant, cela n’exclut pas l’identification de procédés stylistiques réalistes, notamment dans le conte, qui fait intervenir des personnages de la vie quotidienne. On pourra même avancer que les descriptions « réalistes » de certains personnages de mendiants, ou de vieillards, rencontrés par les héros de contes, sont fréquemment l’indicateur de la manifestation d’une puissance mystique.
Dans le champ des littératures écrites en langues africaines, la catégorie du réalisme a été revendiquée par de nombreux romanciers d’obédience marxiste, qui ont écrit, par exemple dans la Tanzanie de Nyerere, dans l’optique du réalisme social, ou plus largement selon les critères du réalisme balzacien. Un auteur francophone comme Sembene Ousmane qui a fait l’objet de traductions en kiswahili à la fin des années 70 est une référence importante pour de nombreux romanciers tanzaniens jusqu’à la fin des années 80. Des romans comme Dunia Mti Kavu de Mohamed Said Mohamed [1977] ou Kuli de Shafi Adam Shafi [1979], qui évoquent la grève des dockers du port de Zanzibar en 1948, peuvent être rapprochés des Bouts de bois de Dieu, le roman sur la grève des cheminots de la ligne Dakar-Niger en 1947, que Sembene Ousmane a déclaré inspiré de Germinal de Zola. La filiation littéraire de l’écriture réaliste est ici explicite. Un peu partout dans le continent, l’écriture du roman réaliste en langues africaines a été influencée par la production anglophone et francophone des années 50-80. Il est cependant intéressant de noter que Ngugi wa Thiong’o abandonne la stricte référence réaliste au moment où il fait le choix d’écrire en Gikuyu pour dans un premier temps dans le réalisme allégorique avec Caitaani mutharaba-Ini (Le Diable sur la croix) en 1980 et Matigari ma Njiruungi en 1986, puis dans le réalisme magique avec Mũrogi wa Kagogo (Wizard of the Crow) en 2004. L’évolution vers le réalisme magique, qui marque la production africaine francophone et anglophone à partir des années 80, s’impose également dans les romans en langues africaines au tournant des années 2000.
Xavier Garnier