Poésie féminine chantée de mariage en kabyle (urar)

 

Mots-clés

berbère, kabyle, Algérie — oralité ; poésie féminine de mariage chantée, urar ; performance, performance collective ; improvisation — mariage ; fête ; louange ; bénédiction

Production

Poésie produite par des femmes d’environ cinquante ans ayant exigé l’anonymat. Elles ont précisé que les poèmes ne leur appartiennent pas, qu’elles les avaient appris auprès de leurs mères et grands-mères et d’autres vieilles femmes durant des fêtes ou parfois en puisant de l’eau.

Édition du corpus

Collecte:  La collecte a été réalisée entre 2011 et 2013 par Yasmina Fourali avec l’aide de l’une de ses étudiantes, dans le cadre d’un projet personnel de constitution d’un corpus de poésie féminine festive. La recherche a été effectuée dans trois localités de la Kabylie-Algérie : Ahl El Ksar(Ath-Laksar), Takerboust (wilaya de Bouira) et Tala Ouamar –Tizi Gheniff (wilaya de Tizi-Ouzou). Les performances sont sollicitées et les séances ont eu lieu au domicile des chanteuses.

Transcription et traduction:  Corpus transcrit et traduit par Yasmina Fourali.

Contexte

Le terme urar est un nom polysémique qui signifie étymologiquement « jeux » ; le dérivé amurar « joueur »désigne celui qui prend part à l’urar. Dans un sens plus restreint, urar renvoie à la séance de chant accompagnée de danse, à la satire et au rire qui créent de l’animation et qui procurent de la détente. En Kabylie, ce terme est employé pour différentes occasions festives (tameghra « la fête »).Dans ce contexte, il désigne l’une des étapes du cérémonial1 marquant la naissance d’un enfant (surtout de garçon), la circoncision et le mariage. Durant ces manifestations, on assiste à la réalisation de différents genres de poésie. Cette poésie, dite « festives », se distingue, selon les énonciateurs, en poésie festive féminine et masculine.

Le mariage est l’occasion par excellence où l’urar donne lieu à une performance durant laquelle se suivent plusieurs genres poétiques2 féminins qui sont chantés et dont certains sont accompagnés de danse. L’urar constitue ainsi un cadre réglementé où les femmes s’assument dans un chœur dénommé urar n lxalat, en outrepassant (aussi bien au plan social que poétique et rhétorique) les tabous. En effet, au cours de la séance, dans un espace clos (qui leur est réservé), les femmes s’expriment vocalement et corporellement pour chanter l’amour et l’interdit ; ces chants sont réalisés selon des rythmes traditionnels improvisés.

De manière générale, la forme et le contenu de la poésie féminine chantée festive varient en fonction de la fête et des étapes au cours des quelles cette poésie est produite. Les manifestations et la terminologie varient dans les différentes régions de l’aire berbère. Cependant, cette variabilité repose sur une certaine unité culturelle concernant à la fois les fêtes et les poésies, lesquelles ont plusieurs fonctions, entre autres : la bénédiction, la « purgation » de l’âme (dans le sens de catharsis) et les vœux de bonne réussite pour l’évènement.

Quelques traits constants caractérisent la performance quelle que soit l’occasion. En effet, cette poésie est chantée lors des fêtes, auxquelles participent plusieurs femmes. Elle est produite et structurée en mètres et en strophes. Elle est chantée selon un rythme donné avec un accompagnement musical qui est généralement le « tambour » abendayer ; elle peut être ponctuée par des « youyous », des applaudissements et des danses. La performance est donc collective. Elle comprend une part d’improvisation et se réalise par séances correspondant à certaines étapes de la fête ou à la fête toute entière.

Pour ce qui est du mariage, schématiquement, il dépend du statut des mariés. Dans l’ensemble, l’urar dure d’une nuit à trois jours, et parfois jusqu’à une semaine, chez le marié. Chez ce dernier, l’urar est plus riche et plus animé car plus joyeux, ce qui n’est pas le cas chez la mariée où ce sont davantage des chants évoquant la tristesse et qui sont liés à la séparation de la fille avec sa famille. Le premier jour est consacré à la préparation de l’imensi n wurar « diner de l’urar ». Le deuxième jour, un cortège constitué d’hommes et de femmes est désigné pour aller chercher la mariée (imensan ou iqeffafen3). Dans la soirée, se déroule une séance d’imposition du henné pour le marié. La matinée du troisième jour, un repas est servi pour la famille (généralement la nouvelle mariée participe à sa préparation) ; le soir a lieu la dernière étape de la fête. La poésie féminine accompagne toutes les étapes et rituels du cérémonial du mariage.

Descriptif

Tous les moments de la fête sont ponctués par différents genres de poésie, le plus important étant l’urar.

Début de la fête:  Des louanges destinées aux organisateurs de la fête (les prénoms des parents sont cités) sont chantés ; ainsi est annoncé le début de la première journée de la fête. Les femmes concernées par la préparation du repas de fête se réunissent à cette occasion.

Préparation de l’imensi n wurar « le repas du soir »: Cette étape est constituée de plusieurs séances de préparation dont chacune est ponctuée de poésie chantée :

— la préparation du blé destiné à la fête — celui-ci est récolté et préparé auparavant4;

— le tamisage de la semoule (poésie chantée et youyous) ;

— le roulement et la cuisson du couscous (poésie chantée et youyous).

L’urarIl concerne l’étape après le repas jusqu’aux environs de minuit, qui est considérée comme la plus importante de la fête, car la plus animée. En effet, la poésie rythme la soirée : chansons en chœur, poésie chantée et accompagnée par le tambour abendayer ; youyous, applaudissements, claquements des mains et danses. Dans certaines régions (Tala Ouamar par exemple), pendant la soirée de l’urar, un petit groupe de femmes joue le rôle d’animatrices : certaines chantent un couplet et les autres femmes présentes (invitées) reprennent, tantôt le même couplet, tantôt le refrain, tandis que d’autres femmes dansent. Quant à la présence d’hommes, elle est réglementée par les liens de parenté et elle est donc très limitée et discrète.

 


 

Notes:

1 La signification du mot urar connaît une variation régionale.  Dans la région de Takerboust et At Lakser, il signifie « poésie chantée » ; dans d’autres régions de la Kabylie, il semble désigner d’une manière métonymique et globale les genres chantés pendant la fête.  Il est aussi dit, dans la région Du Tiznit (Sud du Maroc), que le terme urar il désigne la poésie en général.

2 Tibugharin : il s’agit de poésies chantées durant plusieurs phases de la fête : des louanges au moment de l’imposition du henné ; des louanges pendant toute la préparation du dîner (couscous), des louanges durant la préparation de la mariée, désignées aussi par le terme de chekran etc. L’aḥiḥa « poésie d’amour/ parfois érotique » ; amɛezber « joutes oratoires », ou l’amcečču (dans la région de Takerboust). Chaque genre est situé par rapport à au contexte et au rituel de production.

3 La dénomination et le déroulement de la fête peut varier suivant la région.

4 Durant la saison de la récolte, le prélèvement de la quantité de blé destiné à la fête est ponctué de poésie chantée et de youyous.

 

 


 

 

Poésie féminine chantée de mariage en kabyle, urar

 

 

Les exemples de poésie qui suivent, sont chantés par les femmes lors d’un mariage durant différentes séances. Ce corpus est sollicité et enregistré hors contexte. Nous les présentons dans l’ordre de succession de quelques étapes du mariage.

 

 

Poésie n° 1

Cette poésie de louanges est chantée le premier jour de la fête avant l’urar ; elle s’adresse aux organisateurs de la fête les « parents », parfois en citant leurs prénoms.

A lall n tmeɣra

Ô maîtresse de la fête

A ddegla uɣerbal

Ô dattes dans le tamis

Serbi-d lqehwa

Servez-nous du café

Ad yecbeḥ wurar

La fête sera bien embellie

Ala la ala halala

Ala la ala halala

A lalln tmeɣra

Ô maîtresse de la fête

A ddegla n seksu

Ô dattes du couscous

Seḥmu tesliliw

Accentuons les youyous

Ad yecbeḥ wussu

Le lit [de la mariée] sera plus joli

Ala la ala halala

Ala la ala halala

Nouara

 

Poésie n° 2

Cette strophe (joute oratoire)est chantée par un groupe de femmes qui simulent un dialogue entre le marié et sa mère (c’est la mère qui parle la première) ;elle est accompagnée d’applaudissements, de youyous et de danse sur le rythme du tambour.

— A Naɣa Muḥend a mmi

— Ô Mohand mon fils

Tuker-iyi litra n zzit

Elle m’a volé, de l’huile un litre

— Anef-as, annef-as a yemma

— Laisse-la, laisse-la, ô Mère

Iḍelli I d-tedda d tislit

Mariée, elle ne l’est que depuis peu

— A Muḥ, a Muḥ

— Ô Mouh, ô Mouh

A Naɣ a Muḥend a mmi

Ô Mohand mon fils

Ur tessin ula d seksu

Le couscous, elle ne sait pas comment le rouler

— Anef-as, annef-as a yemma

— Laisse-la, laisse-la, ô Mère

Tettgerriz-iyi-id ussu

Le lit, elle sait bien me le faire

— A Muḥ a Muḥ

— Ô Mouh, ô Mouh

Ourdia

 

Poésie n° 3

Cette poésie est chantée par une tante maternelle, s’adressant à la mariée afin de la rassurer et de lui témoigner de la considération.

A yelli ass-a d lferḥ-im

Ô ma fille, ce jour est ton bonheur

Ass-a teldi tewwurt fell-am

En ce jour, la porte s’ouvre pour toi

Leɛmum d lexwal akken ma llan

Ici, tes oncles tous réunis

Ass-a ad m-xedmen ccan

Désormais, grandiront ta valeur.

Ourdia

 

Poésie n° 4

Cette poésie est chantée pour présenter des louanges à la future mariée au moment de l’imposition du henné (en fin de soirée), par une proche.

Smellah ad d-nebdu

Avec le nom de Dieu nous commencerons

Ad nebdu deg tewwurt

Nous commencerons à partir de la porte

Ad necker tislit

Nous présenterons des louanges à la mariée

Amzun d tasekkurt

Elle est telle une perdrix

Amenzu d aqcic

Son premier enfant sera un garçon  

Ad iεemmer tamurt

Il va enrichir le pays

Hadjila

 

Poésie n° 5

Cette poésie est un extrait d’une joute oratoire (duel) chantée le deuxième jour de la fête, par une femme proche, au seuil-intérieur de la porte de la maison où habite la mariée

Meḥba, mreḥba

Bienvenue, bienvenue

S ssut n yibzimen

Au son des broches5

Tislit i ɣer i d-tusam

La mariée pour qui vous êtes venues

Iwin-tt yitbiren

Des pigeons l’ont emmenée

Ahat di lebḥer

peut-être en mer

Σewqent sfayen

Les bateaux sont désorientés

Ulac aɛewwam

y a pas de nageur

Ar tt-iselken

qui va la sauver

Yamina

 

Poésie n° 6

Cette poésie est chantée en soirée par une vieille femme, généralement une proche, qui rassure la jeune mariée au moment où on lui met le henné et qui met sa beauté en valeur :

A taqcict tamejṭuḥt

Ô petite fille

Yekkaten lḥenni tettru

À qui on met le henné et qui pleure

Zɛefran deg tqemmuct

Le safran sur tes lèvres luit

Terna sxab isaru6

Ton collier en clous de girofle bien ajusté

Ay aqcic ruḥ s leɛqel

Ô jeune marié, prudence

Yuɛer yiḍ amezwaru

Pénible est la première nuit

Hadjila

Poésie n° 7

Cette poésie est chantée (chez le marié) par une proche du marié afin d’honorer la mariée la matinée de sa noce

A Lalla tislit

Ô Lalla7, la mariée

A yudem n rbeḥ

Toi au visage de lumière

Sal ɣef urgaz i tuɣeḍ

Salue l’homme que tu as épousé

Amzun d lmesbeḥ

Telle une lampe, tu éclaires

Lexber ad yaweḍ yemma-m

Ta mère, une fois informée

Ad teɛyu tefraḥ

De toi, elle ne sera que fière

Khoukha

 


 

Notes:

5  Broches : fibules (agrafes servant à retenir les extrémités d’un vêtement) en argent.

6 Sxab isaru : un collier fait à base de clous de girofle et d’autres perles de couleurs et à saveur dont les perles sont bien ajustées (isaru) et colorées. La mariée le prend avec elle le jour de son mariage.

7  Lalla : titre honorifique pour signifier qu’une femme est issue d’une grande famille. Ici, il est utilisé pour dire qu’elle a honoré sa famille.

 


 

Références:

    • ABROUS Dahbia, 1992, « Les joutes poétiques du henné : compétition d’honneur et rapt symbolique », Etudes et Documents berbères, n°9, pp147-164.
    • AIT FEROUKH, Farida, 1993, « Le chant kabyle et ses genres », in Encyclopédie Berbère, n°12, pp.1869-1871.
    • DJELLAOUI, Mohamed, 2009, L’évolution de la poésie kabyle et ses caractéristiques entre la tradition et la modernité. T1, La poésie traditionnelle, Alger, HCA, p. 163.[Texte en arabe].
    • HAOUCHINE, Omar, janvier 2019, Ccna, une poésie féminine de Kabylie : complaintes, conflits et régulation sociale, Thèse doctorat, sous la direction de Dahbia ABROUS et Mourad YELLES, Paris, INALCO, pp. 86-88.
    • KHERDOUCI, Hassina, 2008, « Poésie et chanson féminines de Kabylie », in Etudes et Documents Berbères, 27, pp. 5-26. https://www.cairn.info/revue-etudes-et-documents-berberes-2008-1-page-5.htm
    • MAHFOUFI, Mhenna, 1988, « Chant d’évocation amoureuse de type aia des Ait Issad de Grande Kabylie » in » Littérature arabo-berbère, 19-20, Paris, pp. 109-143.
    • LACOSTE-DUJARDIN, Camille, 1981, « Des femmes chantent les hommes et le mariage : Louanges lors d’un mariage en Kabylie », Littérature arabo-berbère, 12, Paris, pp. 125-161.
    • RABIA, Boualem, 1988, « Les joutes poétiques féminines dans les mariages aux Ait Ziki (Kabylie) », in Awal : Cahiers d’études berbères, n°4, pp. 85-121.
    • SALHI, Mohand-Akli, avril 2001, « Poésie féminine et poétique kabyle », in Actes du colloque international des femmes et des textes dans l’espace maghrébin, Constantine les 21, 22 et 23 mars, Expression n°7, p. 211-213.

Corpus inédit, © Yasmina Fourali

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