Dans la théorie littéraire, on désigne sous le terme « énonciateur », la présence textuelle, attestée par des marques linguistiques (des embrayeurs), de l’instance qui est censée prendre en charge le discours dans une séquence donnée de l’énoncé, quel que soit par ailleurs le producteur physique de cet énoncé (écrivain ou orateur), voire quel que soit son producteur fictif tel qu’il peut être mis en scène dans le cadre d’un pacte ludique entre l’émetteur et le récepteur du discours. Ainsi une même marque grammaticale référant à un supposé producteur du discours (« je » par exemple) peut correspondre à différents types d’instance d’énonciation. Un seul « je » peut tantôt s’exprimer au nom de son sexe (c’est un homme ou une femme qui parle), tantôt au nom de sa nation (c’est un Français qui parle), ou encore de son âge (c’est un vieillard qui parle) ou de son bord politique, etc.
Cette question de l’énonciateur est particulièrement pertinente dans le cas de la production littéraire en langues africaines. En effet, une forte tradition culturelle du continent conduit ceux qui sont amenés à s’exprimer dans le cadre de genres canoniques à parler moins en tant qu’individus idiosyncrasiques qu’en tant que représentants d’ensembles communautaires qui se reconnaissent une identité et qui peuvent d’ailleurs varier tout au long d’un même énoncé : communauté ethnique, communauté de genre, d’âge, de caste, de statut socioprofessionnel (pêcheurs forgerons, chasseurs…). On y cultive donc rarement l’égotisme. Et cela est vrai aussi bien dans le domaine de l’oralité que dans celui de l’écriture : l’instance d’énonciation, derrière des marques apparemment individuelles, est en réalité souvent collective. C’est pourquoi il convient d’être particulièrement attentif à cette question pour bien comprendre les enjeux d’un texte littéraire dans une langue africaine.
Jean Derive