Épopée

 

Il sera fait ici l’économie du débat relatif au problème de la nature et de l’identification des « genres littéraires », considérant comme acquis que, chaque société établissant dans sa production langagière une classification qui, même si elle ne se traduit pas toujours par un lexique spécifique, se perçoit à travers des traits distinctifs conventionnels (sur les plans tant discursif que pragmatique), chaque « type de discours » est identifiable par ses producteurs et par ses récepteurs, comme répondant à un ensemble de propriétés reconnaissables relevant de divers paramètres.

Dans les sociétés dites de tradition orale, outre l’examen de la nomenclature autochtone dont rend compte le lexique, la précaution qui s’impose est de prendre en considération précisément les paramètres adéquats qui entrent en jeu dans la catégorisation des « genres » : a) qualité et statut des partenaires de l’énonciation (sexe, âge, interlocution admise ou non, catégorie socioprofessionnelle) ; b) conditions de l’énonciation (temps, lieu, circonstances) ; c) modalités de l’énonciation (parole, chant, accompagnement instrumental, gestuelle) ; d) critères du contenu : thèmes et sujets…, valeur (réalité, fiction, véridicité, imagination) ; e) forme et enfin fonction.

Ainsi peut-on repérer à l’intérieur de chaque culture, les divers « genres » pratiqués. Mais, lorsqu’on parle d’« épopée », il s’agit d’une terminologie transculturelle, ce qui nous oblige à procéder à une nouvelle démarche afin de repérer, par une comparaison raisonnée des systèmes de genres propres à chaque société, les correspondances qui, mutatis mutandis, nous permettraient de ranger telle classe de textes présente dans chacune, sous cette rubrique commune. C’est ainsi que se sont dégagés au sein du système des genres en usage dans différentes populations, des types de discours qui présentaient certains traits communs relevant parfois moins du contenu textuel que des conditions de performance et d’énonciation, du statut des performateurs et de la fonction socioculturelle de leur performance. C’est le cas pour ce que l’on qualifie d’épopée ou de récits épiques.

Certes tous les textes épiques du monde présentent des traits communs élémentaires concernant le contenu : ce sont des textes narratifs mettant en scène des personnages exceptionnels, acteurs d’exploits héroïques devenus mémorables, et considérés comme représentatifs des valeurs constitutives de la culture dont ils émanent.

Ce qui caractérise la situation du genre en Afrique, c’est que – fidèle en cela à l’étymologie du mot grec – l’épopée y est restée parole vivante, parole en acte et peut y être étudiée en situation, dans ses diverses expressions et dans son fonctionnement. Son inscription dans des cultures différentes offre un éventail de manifestations dont l’analyse permet de repérer, compte tenu de leurs variations respectives, ce qui justifie leur regroupement sous une qualification commune.

Ce qui, dès l’abord, permet, dans une population donnée, une distinction par rapport aux autres genres pratiqués, c’est le statut particulier qui est reconnu à cet acte de parole, plus porteur que tout autre d’un faisceau de données qui sont fondamentales, constitutives de la communauté ; c’est là ce qui implique la prise en charge d’un tel acte de parole par des spécialistes, sa réalisation conditionnée par des circonstances déterminées et suivant des modalités d’énonciation spécifiques, sa signification dévolue à un message tout à la fois sémantique (par le choix de thèmes conventionnels représentatifs), et pragmatique (par une mise en forme textuelle et artistique canonique) ; tout cela sous-tendu par une intention idéologique très prégnante : celle de ranimer dans une population la conscience de son identité en exaltant les valeurs symboliques qui la fonde et en l’appelant à communier dans la solidarité du partage des mêmes émotions.

Ce qui explique que le phénomène total qu’est la production d’un tel acte de parole constitue toujours un événement vécu intensément, comme un repère culturel unanime autour duquel une communauté réajuste et ravive périodiquement les représentations idéologiques et les valeurs spécifiques qui la constituent en tant que telle et par rapport aux autres.

Cela étant, chaque peuple dessinant les contours de son identité en fonction de sa situation écologique et historique, de son type d’organisation sociale et politique, ses positions religieuses et éthiques, son système de relation au monde etc., l’épopée aura des formes et des modes de fonctionnement propres à chacun. Toutefois, la comparaison de ces diverses réalisations permet de dégager trois principaux points de convergence :

  • au niveau de l’énonciation
    • l’association de la parole à un instrument de musique spécifique, et un mode de déclamation particulier ;
    • la spécialisation de l’énonciateur : « griot » de naissance ou barde initié ;
  • au niveau de la réalisation textuelle : la logique narrative est générée par une constante : une transgression motivée en amont par un défi (souvent concurrentiel) et entraînant en aval, au terme d’une progression paroxystique une situation agonistique qui implique généralement une opposition binaire (duel entre pairs rivaux ou combat contre ennemi collectif), schème minimal de la distinction entre soi et l’autre, à la base de toute représentation identitaire ;
  • au niveau socioculturel : fonction identificatrice et mobilisatrice liée aux deux points précédents qui créent un effet d’exaltation et de communion dans le sentiment d’appartenance à une même communauté.

Compte tenu de ces convergences, l’Afrique offre une diversité de situations où l’on peut distinguer quatre grandes catégories de textes à caractère épique, reposant sur la corrélation d’un certain nombre de paramètres dont les plus pertinents sont :

  • le type de société où ils sont présents
  • les conditions écologiques et économiques (agriculture, pêche, pastoralisme, chasse)
  • le statut et le rôle de leurs producteurs
  • le thème et la manière de le traiter

Et c’est ainsi qu’il est admis de parler d’épopées de type :

  1. L’épopée de type mythologique : elle se rencontre principalement en Afrique centrale, dans des sociétés à organisation politique segmentaire reposant soit sur des chefferies autonomes à base lignagère (ex. : Fang, Bapounou au Gabon, Douala, Bassa au Cameroun) soit sur des chefferies à caractère sacré (ex. Banyanga, Mongo en R.D.C). Dans des société de type polyarchique, le seul lieu d’unification possible se situe soit au niveau du clan, niveau accessible à travers initiations et culte des ancêtres – dont le premier ne peut être que mythique –, soit au niveau de la personne du chef, surtout si celui-ci représente une entité supérieure en étant investi d’un caractère sacré. Ce qui projette d’emblée l’épopée dans le temps mythique et dans l’univers du discours symbolique, dans le cosmique et le surnaturel, dans l’imaginaire et le fantastique
  2. L’épopée de type historique : appelée aussi « épopée dynastique » ou « royale », elle repose sur des faits historiques et des personnages attestés mais qu’elle réinterprète tout au long de sa transmission, au cours du temps et selon les circonstances, prenant finalement des contours plus proches de la légende que de la chronique. On connaît, entre autres, en Afrique du Sud, l’épopée zoulou de Chaka et, en Afrique de l’Ouest, les nombreuses épopées malinké, soninké, wolof, bambara, peule, zarma, songhay… qui sont liées à des sociétés à pouvoir centralisé et structure hiérarchisée ; thèmes et personnages sont alors inscrits dans des actions héroïques liées aux remous historiques provoqués par la constitution d’empires ou de royaumes (Royaume de Ségou, Empire peul du Mali, royautés soninké…), les révoltes contre des suzerains ou encore contre l’islam conquérant etc.
  3. L’épopée de type religieux : dans les régions où l’islam s’est établi, l’épopée « historique » a pris une toute nouvelle orientation. Certes elle persiste sur le modèle précédent lorsqu’elle concerne les luttes anciennes de royaumes contre leurs voisins ou le djihad pour l’instauration d’un État théocratique ; mais, pour des personnages historiques plus récents, comme El-Hadj Omar par exemple, elle adopte une tout autre forme : s’inspirant du modèle de la « qacida », elle est alors le fait de lettrés, adopte une forme versifiée inspirée du modèle arabe et prend une orientation nettement hagiographique.
  4. L’épopée de type corporatif : dans plusieurs sociétés de l’Afrique de l’Ouest, d’autres textes à caractère épique sont, eux, rattachés à des groupes dont les activités traditionnelles sont en rapport avec le monde animal terrestre et aquatique (pêche chez les Bozo, les Soubalbé…, chasse, chez les Bambara, les Malinké… ) et impliquent des rituels, des règles et des pratiques cultuelles ; ces récits épiques plongent dans le merveilleux, remontant au pacte originel entre le héros ancêtre et les mondes animal et surnaturel, pacte qui garantit l’équilibre des relations entre le monde humain et celui de la nature et se trouve en quelque sorte ranimé par la déclamation de ces textes.

Si variées que soient les réalisations de l’épopée dans des sociétés et des cultures de types aussi divers, il est manifeste que ce genre y tient une place prépondérante ; en effet les héros et leurs exploits exaltant les représentations identitaires fondatrices de chaque communauté, l’épopée y a une fonction tout à la fois idéologique et pragmatique ; ce qui lui confère, outre sa qualité de « genre littéraire », une dimension de quasi institution sociale.

Christiane Seydou