En Afrique, ce concept ne saurait recouvrir le même champ sémantique que dans son emploi français au sein des études littéraires. La distinction largement répandue en Occident entre « représentations de la perception » et « représentations de l’imaginaire » n’existe pas de la même façon. Il y a un continuum, l’ensemble des deux pouvant indifféremment être considéré comme l’expression du « réel »; si bien que l’opposition vraisemblable/invraisemblable ne peut plus fonctionner comme un critère d’identification ni de mesure du degré de fictionnalité de la production littéraire, qu’elle soit orale ou écrite. Le fictif, si cette notion est bien pertinente pour les cultures africaines, n’est donc jamais l’écart entre la nature d’un discours et l’évidence de l’expérience sensible. Un tel écart, pour ces cultures, ne signifie ni merveilleux ni invraisemblance dans la mesure où on y admet consensuellement que le réel existe bien au-delà de cette expérience sensible. Une œuvre bourrée d’épisodes « surnaturels » (aux yeux de l’Occident) pourra aussi bien être considérée comme un discours faux (i. e. « pour rire », purement ludique et destiné à l’imaginaire) que comme un discours vrai (i. e. à prendre au sérieux). Dans la société traditionnelle, le fictif se situe plutôt dans la disposition mentale de l’auteur du discours : lorsque, par ce qu’il interprète, il met en scène le rêve d’une vie autre que celle imposée par l’ordre social, lorsque son énoncé exprime le fantasme de la transgression de tabous, l’énonciateur est dans le fictif puisqu’il représente quelque chose qui ne doit surtout pas exister. Son discours est alors considéré comme relevant de la « feintise ludique » ou, en termes plus freudiens, du « principe de plaisir ». Si, en revanche, l’œuvre fictive, quel que soit par ailleurs son degré de merveilleux, relaie les valeurs fondatrices du groupe, elle sera considérée comme un vecteur de vérité relevant du « principe de réalité ». Sa qualité « fictive » s’en trouve amoindrie. Ce qui importe donc, ce n’est pas le mode de rapport de l’énoncé au réel, mais le mode de rapport de l’énonciateur au réel. Se trouve ainsi disqualifiée la dualité réel/imaginaire, courante en Occident, au profit d’une pragmatique de la parole.
Cette constatation est valable aussi bien pour la littérature orale que pour la littérature écrite, quelle que soit la langue dans laquelle elle s’écrit. Mais dans la littérature écrite, il ne fait pas de doute qu’un certain nombre d’écrivains dont les œuvres sont en langues africaines ont produit de la littérature de fiction, romans ou pièces de théâtre, au sens où on l’entend de façon plus ou moins consensuelle en Occident, c’est-à-dire qu’ils ont « inventé » des histoires dans le cadre de conventions génériques empruntées à l’étranger. On peut cependant s’interroger sur la fonction culturelle de ces « fictions » en se demandant si elles revendiquent le même type de rapport au réel que les fictions occidentales. Dans la tradition française par exemple, on peut considérer que, de ce point de vue, la fiction répond à deux grandes fonctions culturelles qui elles-mêmes peuvent donner lieu à plusieurs types de production :
- chercher à simuler le réel factuel au plus près (littérature réaliste)
- soit pour lui donner un sens philosophique – ou montrer son absurdité, ce qui revient au même -, (cas d’une bonne partie de la littérature allégorique) ;
- soit pour lui donner un sens éthique (littérature didactique et édifiante) ;
- soit pour dénoncer certains aspects factuels d’un réel emblématique représenté par simulation (littérature engagée) ;
- soit pour répondre à un besoin ludique (littérature d’aventures, littérature à suspense).
- chercher à substituer au réel factuel un autre univers contrefactuel
- par intervention du surnaturel ou du merveilleux (littérature fantastique, fantasy)
- par imaginaire d’anticipation (par exemple science fiction).
En France, et plus largement en Occident, les deux principales branches de l’alternative ne se mixent en général pas et la fiction est ou bien réaliste ou bien fantastique ou merveilleuse. Ce sont deux courants de la production littéraire en principe bien distingués par la critique.
Dans le cas de la littérature africaine, surtout pour les œuvres écrites dans les langues locales, il en va un peu différemment. Ce qui domine dans ce champ de production, c’est la littérature didactique et édifiante avec des histoires qui présentent des parcours exemplaires ou qui dénoncent des contre-exemples par une représentation mimétique mais orientée de certains aspects du réel social (femmes opprimées, mariage forcé, gérontocratie, corruption etc.) ou politique (exactions de la colonisation, abus et tyrannie des dirigeants post-coloniaux). Ces traits s’expliquent essentiellement par les conditions d’émergence de l’écriture de ces langues. (Voir « Introduction au dictionnaire des concepts« ).
La plupart des œuvres des dramaturges et romanciers et même des poètes écrivant dans les langues locales ont sacrifié à cette tendance didactique. Il s’agit donc d’un ensemble de productions qui relèverait, selon le modèle général défini plus haut, de la visée « réaliste » de la fiction. Cela dit, certaines œuvres peuvent faire voisiner avec la simulation d’un réel factuel positif des éléments qu’on serait tenté de qualifier de surnaturels, en ce sens qu’ils participent du magique et ne relèvent pas de la perception sensible courante. Dans les cultures africaines, la présence de tels éléments dans la diégèse ne nuit pas à la « vérité » de l’histoire contée ou représentée telle qu’elle est recherchée par la visée didactique et, si fiction il y a, elle ne se donne pas comme une « feintise » destinée au rêve. En effet, selon la philosophie locale, ces éléments, « surnaturels » d’un point de vue exogène, participent encore d’une dimension particulière du réel, souvent dissimulée à nos sens, mais dont la réalité n’est pas plus douteuse que celle qui s’offre quotidiennement à nos organes de perception.
La fiction des productions écrites en langue africaine – du moins celles qui s’expriment dans le cadre de genres empruntés, étrangers à la tradition orale locale – se présente donc plutôt comme un discours de « vérité » dont la fonction, à travers les histoires, est de dire, sinon ce qui est, du moins ce qui doit être (par la dénonciation des déviations et la mise en exergue des comportements exemplaires). Ce qui change toutefois, par rapport aux fictions « de vérité » de la tradition orale (celles que les usagers sont appelés à prendre au sérieux), ce sont les valeurs : aux valeurs essentiellement conservatrices qui assuraient le soubassement du « principe de réalité » dans les sociétés traditionnelles, s’en trouvent parfois substituées d’autres venues d’ailleurs car, dans l’Afrique moderne, le contact avec d’autres civilisations a fait prendre conscience que le réel, dans sa dimension sociale et humaine, pouvait évoluer sous l’effet d’une action militante. Le réel simulé par la fiction littéraire de ces œuvres, plutôt que celui qui est déjà là, est celui qui doit advenir. Ces fictions sont l’occasion pour les auteurs de revendiquer des aspirations individuelles propres à se libérer du carcan des valeurs selon lesquelles leur société d’origine leur assignait les limites d’un « principe de réalité ». Elles disent : « voilà ce que sera et ce que doit être l’avenir de votre vie et toute autre aspiration relève d’une fiction sans intérêt ». Dans la littérature écrite en langues africaines, à la différence de ce qui se passe en littérature orale, ces aspirations ne sont plus cantonnées à des « fantasmes » cathartiques, elles deviennent des « espoirs » légitimes. Comme telles, elles investissent plutôt un horizon réaliste. La fiction de ce champ de production n’est donc que rarement destinée à faire rêver et à distraire par « feintise ludique ». Cette littérature entend toujours rendre compte du réel, que ce soit dans sa dimension sensible ou supra-sensible et, si fiction il y a, c’est souvent une fiction sans univers fictif apparent.
Jean Derive