Griot

 

Précisons dès l’abord que le terme de « griot », utilisé abusivement actuellement pour désigner tout musicien africain doit retrouver ici son acception exacte, du moins dans son usage « traditionnel » (S. Camara, 1976, Th. A. Hale, 1998). L’étymologie du mot a donné lieu à diverses interprétations, la plus vraisemblable étant à chercher simplement dans la déformation de l’une des langues africaines rencontrées par les premiers explorateurs : jèli en bambara, gyèli en malinké, géwél en wolof, gawlo en peul ; notons qu’il s’agit là de langues de l’Afrique de l’Ouest ; c’est en effet dans la zone sahélienne et dans des populations à organisation hiérarchisée et pouvoir centralisé, que l’on trouve des « griots », dont le statut est héréditaire (même si la profession n’est pas exercée), à la différence de l’Afrique centrale où les sociétés polyarchiques reposant sur une organisation lignagère ont ce que l’on appellera plutôt des « bardes », qui se vouent à cette fonction par choix, à l’issue d’une initiation volontaire ou suscitée par une révélation onirique.

Dans les populations sahéliennes concernées (wolof, malinké, soninké, bambara, peul, songhay, zarma…) les mots désignant les griots renvoient à une qualification spécifique correspondant non seulement à une fonction mais aussi à un statut ; statut qui est corrélé à une structuration des sociétés, comprenant un premier clivage, entre gens de condition libre et gens de condition non libres, et un second, à l’intérieur de la première classe, qui distingue en les regroupant sous un terme général, l’ensemble des classes socioprofessionnelles parmi lesquelles figure celle des griots ; celle-ci comprenant elle-même plusieurs catégories correspondant à des fonctions culturelles particulières. La caractéristique principale de cette structuration sociale étant l’endogamie et le caractère héréditaire des statuts, c’est l’instauration de liens conventionnels spécifiques entre les différentes classes qui garantit l’intercommunication et, partant, le fonctionnement efficace du groupe, qui repose sur un système de relations codées de clientélisme et d’interdépendance ; aussi, même si, dans la société moderne, cette hiérarchisation s’estompe, n’en reste-t-elle pas moins sous-jacente au réseau interrelationnel qui en assure la cohésion.

Ainsi pouvons-nous encore, à travers les comportements sociaux, mais surtout à travers les pratiques de l’expression langagière, voir plus clair dans le phénomène « griot » dont l’Afrique de l’Ouest nous offre maints exemples.

Appartenant à l’ensemble qui regroupe les différentes activités artisanales, les « griots » se placent bien comme les « artisans de la parole », les « gens de la bouche » comme les désignent les Soninkés. Chez ceux-ci, se dessine une hiérarchie, reflétée par la terminologie, et graduée selon le statut des destinataires de la parole des griots : princes, nobles, roturiers ; chaque classe de griots assume alors sa fonction propre : récitation des traditions orales officielles de l’aristocratie, crieurs publics, musiciens animateurs de festivités, etc. ; intervient par ailleurs une classification selon le sexe, les femmes ne jouant pas d’instrument de musique mais chantant en accompagnant les récits des hommes, pour certaines, ayant l’exclusivité de certains textes et récits généalogiques, pour d’autres.

Ailleurs, la classe des griots se différencie en griots généalogistes, détenteurs de l’histoire et producteurs des grands récits épiques, en musiciens et chanteurs se produisant en toute occasion, et même pour certaines sociétés, en griots bouffons ; si l’on prend l’exemple des Peuls, on distingue les maabuuɓe (sg. maabo), tisserands de laine mais aussi détenteurs de l’histoire des grands personnages, dont l’apanage est la déclamation des devises, des généalogies et des épopées ; les wammbaaɓe (sg. bammbaaɗo) musiciens, animateurs de toute manifestation festive et éventuellement accompagnateurs des maabuuɓe (lorsque ceux-ci ne savent pas jouer du luth) ; les awluuɓe (sg. gawlo), quémandeurs, laudateurs patentés ou pamphlétaires redoutables si la générosité du destinataire est en défaut ; et, enfin une catégorie marginale, assimilée aux griots bien que non héréditaire : les capurta’en, bouffons obscènes en rupture de ban, obligeant l’assistance offusquée à la prodigalité, seul moyen de faire cesser leurs extravagances.

À travers l’extrême diversité de ces manifestations langagières, reste une constante : la relation de dépendance économique liant le producteur du discours à son destinataire ; telle est en effet la condition pourrions-nous dire « génétique » du griot : qu’il soit vulgaire louangeur, capable d’inventer une destinée mensongère à un arriviste en vue, ou au contraire grand historiographe attaché à une famille princière dont il est l’archiviste renommé, le griot se trouve dans une situation de dépendance économique totale vis-à-vis du destinataire de sa parole, puisqu’il ne vit que de sa production orale, foncièrement immatérielle et instantanée, impossible à « monnayer » autrement que dans une situation de relation interpersonnelle directe.

La spécificité de cette relation trouve un reflet dans les récits d’origine concernant le griot, à la différence des autres artisanats ; en effet, on rencontre plusieurs légendes dans les zones mandingue et peule (H. Zemp, 1966, Télémaque Hamet Sow, 1916), l’une des plus courantes évoquant un lien doublement consubstantiel (parenté biologique et parenté par le sang) entre destinateur et destinataire : il s’agit là de deux frères circulant en brousse en une période de famine ; devant l’état de faiblesse de son cadet, l’aîné le nourrit d’une partie de son mollet, lui faisant croire qu’il a pu attraper un gibier ; mais voyant son frère boitiller, le cadet apprend la vérité et se fait alors le chantre de son sauveur, le célébrant partout où ils passent. Cette origine doublement consanguine du louangeur et du louangé, ajoutée à l’ordre générationnel des protagonistes, met l’accent à la fois sur leur interdépendance originelle en même temps que sur le type de cette interdépendance : dépendance éminemment matérielle, vitale pour le cadet, et dépendance éthico-sociale pour l’aîné dont la renommée tient à ce qui est dit publiquement de lui. C’est ce qu’illustre particulièrement le rôle du griot lorsqu’il clame la devise de la personne qu’il interpelle ou qu’il évoque en public. La devise étant une formule condensée censée représenter la personne dans ce qu’elle a de plus valorisant, sa profération à l’adresse de son « propriétaire » oblige celui-ci à s’y conformer sans faillir et à conserver ainsi son rang dans la société.

Un autre récit peul du Sénégal, le Fantang – qui porte le nom d’une phrase mélodique, devise musicale des Peuls pasteurs –, met la découverte du luth à l’origine de l’instauration du système relationnel particulier qui lie Peuls et gens de « caste » (selon la terminologie approximative adoptée en raison de l’endogamie des groupes d’artisans) et, en particulier l’alliance entre Peuls et griots (S.M. Ndongo, 1986, Ch. Seydou, 1998, pp.148-151). Cette fois, le récit met en scène trois frères qui ont en propriété commune le troupeau hérité de leur père. L’aîné, puis le dernier-né ayant trouvé trop rude le métier de pasteur, seul le cadet décide de s’y consacrer entièrement. Dès lors chacun des frères vaque à ses occupations ; l’aîné fournit le bouvier en écuelles de bois pour la traite et, exigeant en contre-don un bovin, il deviendra le prototype des boisseliers et du même coup de l’ensemble des artisans ; quant au dernier-né, il recevra de son frère bouvier le luth et deviendra le prototype des griots, appartenant, comme le boisselier, à la classe socioprofessionnelle des artisans « castés ». C’est un vautour qui, perché sur un arbre, tire de sous son aile l’instrument et se met à en jouer pour célébrer les bovins ; c’est le bouvier qui réussira à lui faire lâcher le luth et à se l’approprier ; et c’est en cédant aux sollicitations de son puîné qu’il le lui remettra ; dès lors, ce dernier chante les louanges de son aîné ; et lorsque, voulant prendre femme, il viendra solliciter l’aide de celui-ci pour avoir le bœuf porteur exigé par la coutume, le donateur réclamera en échange qu’il lui chante son répertoire.

Ainsi s’annonce symboliquement la relation de totale dépendance du griot vis-à-vis du Peul propriétaire du troupeau : en effet, ce dernier fournit au griot non seulement l’instrument de musique mais encore le bœuf, garant de son alliance matrimoniale, et enfin, en sa personne même, la matière sur laquelle il pourra exercer son art verbal (l’éloge du pasteur et de son troupeau) et, pour boucler la boucle, le destinataire privilégié qui, en échange de sa parole, le prendra en charge économiquement.

Quant à la parole du griot, du point de vue du destinataire, elle en est la représentation sociale, autrement dit ce qui lui assure sa place et sa fonction et qui, par cela-même, peut faire et défaire son statut et son destin.

Comme on le voit, ces légendes sont particulièrement éclairantes sur le statut et la fonction du griot dans les sociétés où existe cette catégorie socioprofessionnelle.

Dans cette relation intime entre le griot et son interlocuteur – lorsqu’il agit sur celui-ci par la proclamation de sa devise et de sa généalogie ou par l’évocation des héros épiques, représentatifs de l’idéologie commune –, la force agissante de sa parole est redevable tant à son talent personnel qu’à son statut même ; mais, outre cela, il est une autre notion relative à la parole qui ajoute à la justification de sa fonction : celle de moyen privilégié de la communication. Compte tenu, d’une part, de l’importance de la parole et de sa valeur performative dans des sociétés de culture orale, d’autre part, de la rigidité imposée par les exigences de l’étiquette éthico-sociale régissant les relations entre personnes, dans des sociétés fortement structurées en un système de classes étanches, la situation implique un règlement conventionnel de la circulation de la parole et le recours à une catégorie de locuteurs vouée à assurer cette circulation et à compenser cette rigidité pour préserver l’harmonie des relations et la cohésion du groupe. Le griot s’avère ainsi le vecteur attitré de la parole entre personnes et entre groupes… : il intervient dans toutes les circonstances impliquant l’établissement d’une relation entre partenaires que l’étiquette ou la position personnelle inhibent : émissaire dans toutes les démarches d’alliance matrimoniale, dans les négociations entre adversaires politiques ou guerriers, porteur de la parole du pouvoir et de l’autorité à l’adresse des administrés etc., il est ainsi, grâce à son statut « hors rouage » dans le système social, le médiateur neutre, assuré d’une immunité totale, qui a liberté et… pouvoir de parole ; et, ce faisant il se révèle, en dépit de sa situation peu gratifiante socialement, dépositaire de la cohésion de la communauté, à la fois dans son fonctionnement interne par la garantie d’une communication entre tous les agents engagés, et dans sa continuité, par la transmission du patrimoine historique dont il est l’archiviste.

Christiane Seydou