Patois

 

Au sud du Cameroun, par exemple, il n’est pas rare d’entendre quelqu’un dire en français : « Dans mon patois… », en parlant de sa propre langue. Cela dénote l’idée que la langue camerounaise n’aurait pas la même valeur que le français, mais en même temps, on lui accorde quand même une valeur affective.

D’après le Petit Robert, le patois est un « parler local, dialecte employé par une population généralement peu nombreuse, souvent rurale, et qui n’a pas le statut, le prestige social et culturel de la langue commune dominante ». Si l’on prend le cas de la Bretagne orientale, on y trouve des parlers gallo-romans, qualifiés de « patois ». Leur caractéristique est d’avoir toujours été dévalorisés par rapport au français, et aussi, de varier d’un village à l’autre. Si bien que, lorsqu’on entend une personne parler, non seulement on a tendance à la classer dans une catégorie sociale peu prestigieuse, mais surtout, on peut savoir exactement de quel village elle vient. Ces « patois » sont tous en voie de disparition.

En conclusion : le terme de « patois » ne peut pas être utilisé pour désigner les langues africaines.

Henry Tourneux

Langue vernaculaire

 

On parle d’architecture vernaculaire, de langue vernaculaire. D’après le Petit Robert, la langue vernaculaire est la « langue parlée seulement à l’intérieur d’une communauté, souvent restreinte ».

Certains auteurs refusent d’employer ce terme à cause de son étymologie qui renverrait au statut d’esclave. Qu’en est-il vraiment ? Reportons-nous à une source sérieuse, le Grand Gaffiot (Félix Gaffiot, Dictionnaire latin-français, Paris, Hachette Éducation, nouvelle impression, 2000 ; voir p. 1661). Le latin vernaculus est un adjectif qui vient de verna (n. m. ou f.) : 1. esclave né dans la maison du maître, esclave de naissance ; 2. indigène, né dans le pays. Vernaculus a donc lui aussi deux sens : 1. relatif aux esclaves nés dans la maison ; 2. qui est du pays, indigène, national. Gaffiot cite même une locution trouvée chez Varron, un écrivain latin qui a vécu de 116 à 27 av. J.-C. : vocabula vernacula, qu’il traduit par « termes en langue nationale ». Varron prend le mot « nation » dans le sens de « langue du groupe », par opposition à « langue étrangère ». Il désigne évidemment la langue parlée par la communauté, et non une langue qui serait parlée par les esclaves. Si nous nous reportons au Trésor de la langue française informatisé (1994, ATILF – CNRS & Université de Lorraine), nous y trouvons le mot « vernacule » employé par Rabelais (1552) dans le sens de « langue maternelle » ; et dans l’Encyclopédie de Diderot et D’Alembert (1765), l’adjectif « vernaculaire » est défini comme : « tout ce qui est particulier à un pays ».

Le retour à l’étymologie pour discréditer l’usage d’un terme va parfois à rebours du principe même de l’évolution linguistique. Les mots, en évoluant dans l’histoire, perdent certaines de leurs connotations et en acquièrent de nouvelles. C’est le cas ici où l’on voit le passage du sens 1 au sens 2. Bien des mots du lexique seraient à bannir si l’on s’en tenait strictement à leur étymologie.

La langue vernaculaire est donc la « langue locale », qui est parlée au sein d’une communauté donnée, quelle que soit sa taille. On peut aussi l’appeler « langue ethnique », par opposition à la langue véhiculaire ou « langue trans-ethnique, ou supra-ethnique ». Cependant, les trois dernières expressions sont à leur tour problématiques, la notion d’« ethnie » n’étant pas toujours clairement définie.

Langue « locale », « véhiculaire », « transnationale » (dans un vocabulaire actuel, désignant une langue attestée dans plusieurs pays) sont certainement les termes les moins chargés de connotations négatives. De même que, au lieu de l’adjectif « population indigène », qu’on ne trouve plus que dans des écrits datés, on parle volontiers de « population autochtone » dans le sens de « Qui est issu du sol même où il habite, qui n’est pas venu par immigration ou n’est pas de passage ». Cependant, si l’on applique strictement ce sens aux peuples du Cameroun par exemple, il n’y en a pas un qui ne vienne d’ailleurs. Tout dépend donc de l’échelle historique à laquelle on se place.

Henry Tourneux

Langue véhiculaire

 

On ne rencontre guère cet adjectif en dehors de l’expression « langue véhi­culaire ». Ce mot dérive du nom « véhicule » dont le premier sens, d’après le Petit Robert, est : « ce qui sert à transmettre, à faire passer d’un lieu à un autre ». La langue véhiculaire est celle qui permet de faire passer l’information entre personnes qui ont des langues premières (ou « maternelles ») différentes. Dans une région fortement multilingue, où il existe une grande fragmentation linguistique, les nécessités de la vie en commun font émerger une langue vernaculaire particulière, qui se trouvera profondément transformée pour permettre l’intercommunication. Ces transformations peuvent avoir trait à la prononciation (certains sons, difficiles à prononcer, seront remplacés par d’autres, proches, mais dépourvus de difficultés particulières). Elles peuvent aussi toucher la grammaire (certaines formes verbales seront éliminées, certaines constructions disparaîtront). En bref, la langue originale se trouvera simplifiée à tous les niveaux.

La langue véhiculaire n’est, en principe, la langue première de personne. Elle vient s’insérer dans un répertoire individuel qui comprend déjà au moins une langue première.

Henry Tourneux

Langue officielle

 

D’après Le Robert, la « langue officielle » est une « langue dont l’emploi est statutairement reconnu dans un État […] pour la rédaction des textes officiels émanant de lui ». En Afrique francophone, la langue officielle est généralement le français, une langue héritée de la colonisation. Un pays francophone peut cependant avoir plusieurs langues officielles : c’est le cas du Tchad, avec le français et l’arabe, ou du Cameroun, avec le français et l’anglais. On peut aussi avoir des langues africaines comme « langues officielles ». Le Rwanda, par exemple a décidé d’octroyer le statut de « langue officielle » au kinyarwanda, au kiswahili, à l’anglais et au français.

Le statut des langues est soumis aux aléas des choix politiques et telle langue, qui est aujourd’hui officielle, peut redevenir étrangère quelque temps après.

Le grand public a tendance à n’attribuer le statut de « langue » qu’à la langue officielle, les autres étant alors reléguées au rang de « dialectes ».

Henry Tourneux

Langue nationale

 

L’expression « langue nationale » prête à confusion, car on lui attribue au moins trois sens différents. Dans un premier sens, on désigne ainsi la langue ou les langues officielles de la communauté politique constituée en un État-Nation. Il est préférable, en ce cas, de parler de langue(s) officielle(s).

Dans un deuxième sens, on entend par « langue nationale » toute langue parlée par un groupe de personnes vivant sur le territoire national et ressortissant à la nation, sachant qu’il y a aussi sur le sol national des personnes de nationalité étrangère, qui ne ressortissent donc pas à la nation. Au Cameroun par exemple, c’est le cas des Igbo, entre autres. En ce sens, on peut dire que le Cameroun a environ deux cent cinquante langues nationales. De ce point de vue, le statut de langue nationale ne dépend pas du bon vouloir des autorités politiques, il est imposé par la situation.

Dans un troisième sens, on entend par « langue nationale » une langue parlée sur le territoire national, à laquelle le pouvoir politique attribue un statut particulier, en fonction, généralement, du nombre de ses locuteurs, statut particulier qui la place au-dessus des autres langues parlées sur le territoire national, mais en-dessous de la ou des langues officielles. Le choix d’une ou de plusieurs « langues nationales » dépend donc d’une décision politique et est sujet à fluctuations. En Mauritanie, par exemple, à côté de l’arabe, langue officielle, il y a actuellement trois « langues nationales » qui sont reconnues comme telles : le pulaar, le sooninke et le wolof.

Indépendamment de ces situations, l’expression « langues nationales », utilisée au pluriel, peut aussi avoir un sens « militant », pour distinguer les langues africaines des anciennes langues coloniales.

Henry Tourneux

Langues africaines

 

L’Afrique concentre environ le tiers des langues du monde, soit plus de 2 000. Il est difficile cependant d’en donner un nombre exact, car tout le monde ne s’accorde pas sur leur statut. Si l’on prend, par exemple, le cas de la langue peule, qui est parlée du Sénégal jusqu’aux rives de la mer Rouge, pour certains auteurs, elle compte pour une unité-langue, caractérisée par une diversification interne en variétés dialectales. Pour d’autres, il existe certes une macro-langue peule abstraite, mais elle regrouperait neuf langues individuelles. On ne parle plus alors de variétés dialectales. Pour cette langue, on passe donc d’un nombre de 1 à 9 suivant la façon dont on analyse ses variétés. D’autre part, chaque année, il y a des langues africaines qui disparaissent et d’autres que l’on découvre. En outre, sur le long terme, on en voit naître de nouvelles, issues souvent de contacts prolongés entre langues africaines et arabe/ anglais/ portugais/ français.

S’il est un domaine où la connaissance des langues africaines a beaucoup évolué depuis le milieu du XXe siècle, c’est celui de leur classification. En 1955, Joseph Greenberg reprend en un seul volume des articles parus dans le Southwestern Journal of Anthropology en 1949, 1950 et 1954, où il disqualifie radicalement les classifications antérieures, basées sur des théories évolutionnistes et/ou racistes voire mythologiques ou sur des rapprochements typologiques. Dans une édition ultérieure (1963), il produira son ouvrage définitif. Il y présente 5 phylums ou superfamilles : Niger-Congo, Afroasiatique, Khoisan, Chari-Nil, Nilo-Saharien et Niger-Kordofanien. La plupart des spécialistes actuels (Nurse et Heine, 2004 ; Bonvini, 2011 ; Dimmendaal, 2011) reconnaissent l’existence de 4 phylums, à savoir Afroasiatique, Nilo-Saharien, Niger-Congo, Khoisan.

Voici quelques noms de langues africaines, classées par phylums, et géographiquement, du nord au sud:

    • Afroasiatique :  hausa (ou haoussa) ; tamasheq (ou touareg) ; somali 
    • Nilo-Saharien :  kanuri (ou kanouri) ; ngambay ; soŋay (ou songhay)
    • Niger-Congo :  wolof ; fulfulde, pulaar (ou peul) ; bamanan (ou bambara) ; akan ; yoruba ; (ou yorouba) ; igbo ; ewondo ; kiswahili (ou swahili), kikoongo (ou kikongo), lingala, sango, zulu (ou zoulou)
    • Khoisan :  langues des « Hottentots » et des « Bushmen » d’Afrique australe

Cette classification est étayée par la méthode comparative, qui établit les affinités entre langues en en comparant le vocabulaire. Des divergences existent et existeront sans doute encore longtemps au niveau de la sous-classification dans les phylums. Il n’est pas impossible non plus qu’à l’avenir de nouveaux regroupements voient le jour. Des tentatives sont faites en ce sens de temps en temps, sans toutefois emporter l’adhésion générale.

« Alors que certains pays africains, tels que ceux d’Afrique du Nord, n’abritent que peu de langues, beaucoup d’autres comptent de nombreuses communautés linguistiques au sein de leurs frontières. Le Nigeria en aurait presque 500, le Cameroun 300, et trois autres pays, plus de 100. Cette prolifération est la source d’un problème pratique de communication dans un pays donné défini en termes de nation, problème qui est souvent « résolu » par l’emploi, comme langue nationale ou officielle, de la langue de l’ancien colonisateur, ou de l’arabe ; on réduit ainsi au rang de “dialectes” locaux toutes les autres langues, dont certaines peuvent être parlées par des millions de locuteurs et dotées d’une riche littérature orale et écrite […] (Nurse et Heine, 2004, p. 11) ».

On entend encore souvent dans les médias occidentaux (et même africains) parler des « dialectes africains ». Ils s’opposeraient aux langues comme le français, l’anglais, l’espagnol, l’italien, l’allemand, le russe, le chinois, etc. Elles seules seraient dignes de ce nom, parce qu’elles seraient écrites, auraient une grammaire et un dictionnaire et pourraient exprimer des notions abstraites. La colonisation a même poussé les locuteurs africains à intérioriser cette vision dévalorisante.

On répondra à ces assertions en disant que ce n’est pas le caractère écrit qui est définitoire d’une langue, mais le fait qu’elle serve de moyen de communication oral entre personnes. Toute langue, fût-elle purement orale, est structurée par des règles qui régissent les sons et les mots qui la composent. En outre, la fonction même du langage implique la capacité d’abstraction. Si l’on dit « paatuuru » en fulfulde pour désigner un chat, c’est que l’on a la capacité d’abstraire les caractéristiques qui distinguent le chat du chien et de tous les autres animaux, et de reconnaître ces caractéristiques dans toutes sortes de chats que l’on pourrait voir. On peut même parler de « chat » en l’absence de tout animal correspondant à cette dénomination. Bien des langues africaines ont, par ailleurs, la capacité de générer des noms abstraits (de qualité, par exemple), grâce à des préfixes ou des suffixes ajoutés à un radical correspondant à une réalité concrète.

Pour finir, même lorsqu’il n’existe pas de dictionnaire écrit pour telle langue, ses locuteurs ont accès, dans leur esprit, à un répertoire lexical qui constitue bien pour eux leur dictionnaire. Les linguistes s’appliquent à écrire toutes les langues vivantes  et à produire des dictionnaires de plus en plus riches et précis.

 


Note:

L’ expression  “langues africaines” est utilisée ici dans un sens restreint, car elle ne prend pas en compte les langues d’Afrique du Nord comme le berbère et l’arabe.

 


Références:

    • Bonvini, Emilio (responsable), 2011, « Les langues d’Afrique et d’Asie du Sud-Ouest », dans Dictionnaire des langues, sous la direction d’Emilio Bonvini, Joëlle Busuttil et Alain Peyraube, Paris, PUF, p. 1-394.
    • Dimmendaal, Gerrit J., 2011, Historical Linguistics and the Comparative Study of African Languages, Amsterdam / Philadelphie, Benjamins, xviii + 421 p.
    • Greenberg, Joseph H., 1955, Studies in African Linguistic Classification, New Haven, The Compass Publishing Company, 116 p.
    • Greenberg, Joseph H., 1963, The Languages of Africa, Indiana University, La Hague, Mouton, viii + 177 p.
    • Heine, Bernd et Nurse, Derek (dir.), 2004, Les Langues africaines, traduction et édition françaises sous la direction d’Henry Tourneux et Jeanne Zerner, Paris, Karthala, 468 p.

Henry Tourneux

Dialecte

 

Ce mot est encore souvent utilisé pour désigner les langues à tradition orale, princi­palement celles d’Afrique. En Europe, on aurait des langues, comme l’allemand, l’anglais, l’espagnol, le français, l’italien, etc. En Afrique, on aurait des dialectes, comme le wolof, le bambara, le peul, le baoulé, etc. Le dialecte serait caractérisé par l’absence de grammaire et de dictionnaire, un vocabulaire réduit, dénué, notamment, de mots abstraits. Le mot, en ce sens, est un héritage de la colonisation. Il a pour objectif de dévaloriser certaines langues et les gens qui les parlent. Remarquons cependant que tous les acteurs de la période coloniale ne partageaient pas ce point de vue. Ainsi, Maurice Delafosse, alors administrateur en chef des Colonies, publiait en 1912 un ouvrage intitulé Haut-Sénégal-Niger : Le pays, les peuples, les langues, l’histoire, les civilisations.

Pour le spécialiste de la linguistique historique, le dialecte sera la résultante d’un processus de différenciation à partir d’une langue-mère. C’est par exemple le cas du latin. En se répandant dans tout l’empire romain, la langue latine s’est diversifiée au point que, au bout de quelques siècles, elle a donné naissance à un ensemble de dialectes dont l’ensemble forme ce que l’on appelle maintenant la famille des langues romanes. Parmi les langues romanes, on trouve le portugais, l’espagnol, le français, l’italien, le roumain, etc. Au bout de ce processus évolutif, ces dialectes sont devenus bien distincts, à la fois du latin, la langue-mère, et entre eux. Ainsi, les Portugais ne comprennent pas la langue française, à moins de l’avoir apprise, et vice-versa.

Pour le linguiste qui étudie les langues telles qu’elles sont actuellement, indépendamment de leur histoire, le dialecte sera une variété d’une même langue, ou une subdivision à base géographique d’une même langue. Sur le terrain, il y a généralement intercompréhension forte entre dialectes contigus, mais intercompréhension plus difficile entre les deux bouts de la chaîne.

Voici l’exemple d’une langue A, répandue sur un vaste territoire. Elle s’est progressivement différenciée en A1, A2, A3, A4. Ces quatre variétés se trouvent dispersées sur un axe Ouest-Est, A1 étant à l’Ouest et A4 étant à l’Est. A1 et A2, A2 et A3, A3 et A4 se comprendront assez bien entre elles, du fait qu’elles sont contiguës. A1 et A3, A2 et A4 se comprendront un peu plus difficilement car elles sont un peu plus distantes géographiquement. Entre A1 et A4, il se peut que la communication soit devenue difficile. Cet exemple fictif correspond à peu près à la situation de la langue peule en Afrique. Le pulaar, qui correspondrait à A1, n’est effectivement pas immédiatement intercompréhensible avec le fulfulde du Cameroun, qui correspondrait à A4. Dans un tel cas de figure, on considérera A1, A2, A3 et A4 comme les dialectes d’une même langue A.

Nous retiendrons donc, ici, que le dialecte est une variété de langue intercompréhensible (c’est-à-dire que la personne qui parle un dialecte A de telle langue et la personne qui parle le dialecte B de la même langue peuvent se comprendre), l’intercompréhension pouvant être plus ou moins grande. Il n’y a donc aucune connotation négative liée au mot « dialecte » pris en ces sens. Cependant, on utilise souvent comme synonyme l’expression de « variante dialectale », qui suscite moins de réticences.

Henry Tourneux

Glottophagie

 

Mot forgé par Louis-Jean Calvet (1974) sur le modèle d’« anthropophagie ». L’anthropophagie désigne le fait, pour un être humain, « de consommer de la chair humaine1 ». Le Trésor de la langue française informatisé 2 donne « cannibalisme » pour synonyme d’« anthropophagie ».

La glottophagie est le fait, pour un groupe social, de « dévorer » la langue de l’autre.

Le groupe « glottophage », en Afrique, constitué par l’entreprise coloniale, refuse d’admettre la différence linguistique de l’Autre et le contraint à s’aligner sur sa propre langue (étrangère). Ce groupe étant politiquement dominant, il nie par la même occasion la culture et l’organisation sociale de l’Autre.

Pour arriver à ses fins, le groupe « glottophage » dévalorise les langues africaines en leur déniant le statut de langues. Après les avoir qualifiées de patois ou de dialectes, il peut donc justifier leur élimination. Selon L.-J. Calvet, la glottophagie s’opère en deux stades. Au départ, les classes locales supérieures adoptent la langue coloniale (dominante) pour assurer leurs intérêts auprès de la puissance coloniale, et elles délaissent les langues locales (dominées). De bilingues, elles deviennent progressivement monolingues. À un deuxième stade, on a donc une classe monolingue au pouvoir qui n’a accès qu’à la langue dominante, face à un peuple citadin bilingue et un peuple rural toujours monolingue car exclu de la scolarisation. Après les indépendances, les classes dirigeantes ont pris le relais de la puissance coloniale et ont, très souvent, continué l’œuvre d’élimination des langues africaines.

Ce scénario est évidemment trop schématique et ne peut rendre compte de toutes les situations linguistiques coloniales ou postcoloniales. En effet, toutes les classes locales dirigeantes n’ont pas eu la même attitude vis-à-vis de la langue coloniale. Cela s’est traduit, en bien des lieux, par un refus de l’école étrangère.

Il faut bien noter ici que, lorsque l’on parle de glottophagie, c’est de façon métaphorique et que ce n’est pas une langue X qui « dévore » une langue Y, mais les locuteurs d’une langue X, appartenant à un groupe sociopolitique particulier (colonisateur), qui « dévorent » la langue des locuteurs de langue Y. Il n’y a donc pas, comme certains sociolinguistes aiment à le dire, une « langue tueuse » (killer language » (Mufwene 2005) et une langue assassinée. Ce qui est en jeu, c’est un rapport de pouvoir entre locuteurs de langues différentes.

Toute situation de plurilinguisme n’entraîne pas automatiquement de glottophagie, évidemment. Ainsi, des locuteurs de langues différentes cohabitant au quotidien, étant en contact dans leurs activités économiques et culturelles et entretenant des interactions en contexte d’oralité, ne se trouvent pas forcément dans un rapport de force et de domination.

 


Renvois:

1  https://www.dictionnaire-academie.fr/article/A9A1923

2  https://www.atilf.fr/ressources/tlfi/

 


Références:

    • Calvet Louis-Jean, 1974, Linguistique et colonialisme : Petit traité de glottophagie, Paris, Payot, 252 p.
    • Mufwene Salikoko S., 2005, « Globalization and the myth of killer languages: What’s really going on? », Perspectives on endangerment 5, p. 19-48.

Henry Tourneux

Parole

 

En linguistique générale1, la « parole » est définie en corrélation avec les concepts de « langue » et de « langage ». La parole se caractérise par une grande complexité, réunissant aussi bien l’universel que la spécificité culturelle et l’individuel. En ce qui concerne l’acquisition pour ne citer que cet exemple, il est établi qu’un enfant seul ne peut pas apprendre à parler, quelle que soit la langue. Quant à l’expression, elle dépend de la langue et la parole se manifeste dans son extraordinaire variété et richesse culturelle.

Par simplification, le terme désigne ici toute manifestation de la langue articulée qui peut s’organiser en discours. Le concept de « parole » est abordé par rapport à l’« oralité » et la « littérature orale ». Les cultures qui mettent l’oralité au centre de la communication accordent une importance particulière à la parole. Elles mettent en oeuvre des règles de circulation de la parole, elles élaborent des qualifications, des représentations culturelles et opèrent des classifications. 

Circulation de la parole

Dans un contexte d’oralité vivante, les enfants en bas âge et même les nourrissons sont souvent présents lors des activités quotidiennes, qu’il s’agisse d’enfants plus âgés ou d’adultes. Dès leur plus jeune âge, ils sont ainsi entourés de différentes formes de parole, de voix, parfois de plusieurs langues. Les incidences d’un tel environnement sur l’acquisition de la langue n’ont pas été étudiées de manière systématique2. On peut cependant formuler l’hypothèse qu’elle en est facilitée.

L’apprentissage, le maniement et la maîtrise de la parole vont de pair avec l’acquisition d’une connaissance des modalités selon lesquelles est utilisée la parole. Dans la vie quotidienne, à travers les pratiques langagières dans différentes situations et selon le comportement de l’entourage et des interlocuteurs, la circulation de la parole est vécue et elle devient observable. La famille élargie, réunissant plusieurs générations et des personnes de statut différents, offre une importante diversité de situations et de formes selon lesquelles s’établit le contact entre toutes les personnes présentes.

L’enfant apprend ainsi à travers le vécu et l’observation – selon les cas par des indications explicites – l’usage de la parole : qui parle à qui, dans quelle situation, de quel sujet et de quelle manière ? En même temps, il se familiarise avec les ressources de la communication en contexte d’oralité, ressources qui sont utilisées également en littérature orale : la voix, la mimique, la gestuelle, la posture du corps et l’échange avec l’entourage. A travers les règles organisant la circulation de la parole, l’enfant acquiert ainsi une connaissance intuitive de l’organisation sociale. Dans l’interaction verbale et comportementale, il apprend à se situer dans un groupe. L’apprentissage des formes de l’expression linguistique va de pair avec l’adaptation à la diversité des situations vécues.

Qualifications et représentations culturelles

Geneviève Calame-Griaule (1970) a défini plusieurs critères pour l’analyse de la parole qu’elle a synthétisés dans sa conférence en « Parole huilée3 ». En effet, certaines qualifications souvent métaphoriques de la parole abordée comme un tout expriment des représentations culturelles et comprennent, selon les cas, des indices sur son usage.

Par exemple, l’énoncé en peul : Konngol ko ndiyam, so rufii ɓoftotaako. « La parole c’est de l’eau, si elle est répandue, elle ne se ramasse pas. », laisse entendre l’idée d’une grande prudence dans le maniement de la parole4. À un niveau comparable, la représentation de la parole et de sa performativité s’exprime dans l’usage très contrôlé de certains types de paroles « agissantes », comme c’est le cas par exemple de la bénédiction, de la malédiction ou du serment5.

Catégorisations

Jean Derive (2008, pp. 106) relève des catégorisations conceptuelles renvoyant à trois grandes fonctions fondamentales de la parole : les fonctions d’expressivité, de véridicité et d’intelligibilité.

Selon les cultures, les catégorisations et leurs expressions linguistiques varient, ce qui est accessible à travers l’approche ethnolinguistique. Jean Derive (2008,  p. 114) cite plusieurs exemples de paroles classifiées comme spécifiques : ainsi, en dioula de Côte d’Ivoire, on relève :

des kɔ́ro kúma littéralement « paroles à fondement », expression par laquelle, dans cette société, on a coutume de désigner les discours qui doivent faire l’objet d’une interprétation autorisée. Avec une valeur sensiblement équivalente à celle des kɔ́ro kúma, les Mossi du Burkina Faso parlent de gómd págdo littéralement « parole à coque » (comprendre « parole qu’il est nécessaire de décortiquer ») et les Wolof de wax yu dëng « parole détournée », qu’on peut aussi comprendre comme « parole tortueuse », mais dans ce cas l’évaluation se fera plutôt dans l’ordre de la fonction d’expressivité.

Sans qu’il n’y ait une superposition exacte, on peut analyser les paroles ainsi catégorisées comme relevant de la littérarité, et comme fondement de la littérature orale dans les langues respectives. Dans sa forme la plus élaborée et en tant que littérature orale, elle est souvent désignée par le singulier « la parole » renvoyant au « texte ».

Caractère immatériel

La parole est intrinsèquement immatérielle. Plusieurs conséquences en découlent. En oralité, la communication [renvoi] est directe, elle se réalise en présence des interlocuteurs. De même, la production de la littérature orale suppose la performance, réalité qui fonde une différence fondamentale comparativement à l’écriture littéraire. Par ailleurs, du point de vue méthodologique, cette spécificité a plusieurs implications. En effet, les méthodes d’analyse supposent que celle-ci soit définie et prise en compte. Un simple transfert des concepts élaborés concernant l’écriture littéraire sur la littérature orale entraînerait une réelle incompréhension de cette dernière.

Ainsi l’établissement du corpus signifie éventuellement la collecte, le choix du support (audio ou audio-visuel entre autres) permettant de fixer la parole, la transcription, la traduction et l’édition.

L’oralité et la littérature orale sont classées comme appartenant au « patrimoine culturel immatériel » défini par l’UNESCO en octobre 2003.

 


Notes:

1  Voir pour une synthèse, par ex. : Marc Thiberge, 2012, Empan, n° 88, Toulouse, Eres, pp. 69-75

2  Je me réfère à mon observation dans différentes familles et durant plusieurs séjours de recherche au Cameroun, consacrés à la collecte de contes peuls.

3 La conférence filmée et commentée est accessible dans Hommage à Geneviève Calame-Griaule, Cahiers de littérature orale, 2015, pp. 194.

4 Voir par exemple Ursula Baumgardt, 2005, sur les représentations de la parole comme engagement; Ursula Baumgardt,1994, sur la parole véridique du récit de vie et son « enveloppement » par la parole « mensongère » du conte.

5 Voir pour une synthèse, Julien Bonhomme, 2014, pp. 69 – 90.

 


Références bibliographiques

    • Ursula Baumgardt, 1994, « Littérature orale et récit autobiographique : un exemple peul », Paris, Cahiers de Littérature orale, n° 42, pp. 135-154.
    • Ursula Baumgardt, 2005, « La parole comme engagement : l’exemple d’un répertoire de contes peuls du Cameroun », in Ursula Baumgardt et Françoise Ugochukwu (dir.), Approches littéraires de l’oralité africaine, Paris, Karthala, pp. 17-42.
    • Julien Bonhomme, « Ce que jurer veut dire : les conditions rituelles de l’efficacité du discours », Sandra Bornand, Cécile Leguy, 2014, Compétence et performance, Paris, Karthala,  pp. 69 – 90.
    • CAHIERS DE LITTERATURE ORALE, 2015, n° 83, Hommage à Geneviève Galame-Griaule, « La parole huilée », p. 194.
    • Cahiers de littérature orale :  https://journals.openedition.org.clo/
    • Geneviève Calame-Griaule, 1970, « Pour une étude ethnolinguistique des littératures africaines », Langages, 18 – L’Ethnolinguistique, Paris, Didier/Larousse, p. 22-47 [Édité par Bernard Pottier]
    • Jean Derive, 2008, « Représentations des actes de parole et frontières de la littérarité », in Ursula Baumgardt et Jean Derive (dir.), Littératures orales africaines. Perspectives théoriques et méthodologiques, Paris, Karthala, pp. 106 – 124.
    • THIBERGE Marc, 2012, “Langage, langue et parole”, Empan, n° 88,  Dossier Contre-pouvoir de la langue, Toulouse, Eres, pp. 69-75.

 


Webographie

Cahiers de littérature orale :   https://journals.openedition.org.clo/ n° 38

UNESCO, Patrimoine culturel immatériel :  

https://www.culture.gouv.fr/Sites-thematiques/Patrimoine-culturel-immateriel/Politique-du-PCI/La-Convention-de-l-Unesco

 

Ursula Baumgardt

Langue minorée

 

La terminologie qui qualifie les langues repose souvent sur une conception binaire exprimée à travers plusieurs critères sous-jacents. Dans une perspective géographique, on définit les langues « locales » versus celles qui appartiennent au « centre ». Ces dernières peuvent relever des « langues nationales », un terme polysémique et très utilisé dans nombreuses sociétés africaines. Parfois, la définition des langues « locales » implique une référence explicite ou non à l’international voire à la mondialisation, ce qui confère un aspect d’authenticité au « local ». Selon des paramètres géographiques également, une autre désignation est celle de « langues régionales », situées par rapport à la langue officielle, qui est langue de l’enseignement. Dans ce contexte, l’enjeu est d’obtenir, entre autres, la reconnaissance politique des langues régionales pour leur enseignement. C’est le cas en France du breton, du basque ou du corse, par exemple.

Le critère quantitatif –  sous-jacent dans le cas du « régional » et du « local » –, est explicité lorsqu’une langue est qualifiée de « minoritaire ». L’une des variantes en est, par exemple, la « petite » langue, « petite » étant définie par le nombre de locuteurs, moins important que pour une « grande » langue. Comme dans les définitions précédentes, les critères ont tendance à se superposer. Le « quantitatif » ne se réfère pas seulement au nombre des locuteurs, mais il inclut un critère qualitatif. Celui-ci est manifeste dans le cas où l’on oppose « langue » à « dialecte », ce dernier terme ayant dans cette configuration le sens de « langue moins évoluée, raffinée, voire développée ». Pour éviter toute confusion, on utilise parfois le terme non pas de « dialecte », mais de « variante dialectale » pour désigner les variantes d’une même langue. Les langues africaines de grande extension géographique et parfois transnationales, comme le peul et le mandingue, présentent plusieurs variantes dialectales bien décrites. Cependant, le phénomène de la variation dialectale n’est pas réservé à ces langues de grande extension.

Les approches du domaine ont une portée politique et idéologique importante dans la mesure où elles sont l’expression des politiques linguistiques mises en place, ou qu’elles ont des répercussions sur celles-ci, notamment en Afrique.

À la différence des visions statiques et binaires, la notion de « langue minorée » situe une langue dans une constellation relationnelle à variables non arrêtées en amont et qui peuvent être définies avec précision. Cette approche politique permet d’interroger le statut de la langue de différents points de vue : selon quel critère une langue est-elle minorée ? L’est-elle par rapport à une autre langue et si oui, dans quelle mesure ? Dans cette perspective, une langue minoritaire n’est pas forcément minorée, de même qu’une langue minorée peut en minorer d’autres. En effet, l’analyse du statut d’une langue tient compte des multiples contextes dans lesquels elle se situe.  La question des langues minorées est discutée de manière approfondie dans les interrogations sur l’enseignement (Ksenija Djordjevic 2006 ; Stéphanie Clerc et Marielle Rispail 2006).

Par ailleurs, et c’est la raison pour laquelle ELLAF s’intéresse à la question ici, la notion est efficace pour analyser les situations de domination culturelle, économique et politique forte. C’est le cas de la colonisation en Afrique et dans d’autres régions du monde.

La présence des langues des anciens colonisateurs même après les indépendances reste importante. C’est vrai pour les pays africains, même si des différences considérables existent entre les pays anciennement sous colonisation anglaise et française. Dans ce dernier cas et en général, le français reste langue officielle des pays concernés après leur indépendance. Les répercussions sur l’enseignement et la transmission des langues africaines sont considérables car celles-ci sont, en effet, minorées à tous les niveaux : marginalisées, dévalorisées, méconnues et non enseignées, elles sont mésestimées parfois par les locuteurs eux-mêmes. En effet, même en étant attachés à leurs langues, ils peuvent se sentir désorientés par rapport à la langue étrangère qui semble représenter un avenir prometteur.

En contexte de plurilinguisme, la notion de « langue minorée » est appropriée pour rendre compte de telles situations de domination. En ce sens, les langues africaines sont dans leur ensemble minorées par rapport aux langues des anciens colonisateurs, et quels que soient leurs statuts par rapport aux autres langues africaines.

En ce qui concerne la littérature en langues africaines, la notion est tout à fait opérationnelle également : étant produites en langues minorées, les littératures sont considérées par définition comme minorées également. Deux degrés de minoration peuvent être distingués dans ce contexte. Les textes relevant de l’écriture littéraire, notamment les genres littéraires « prestigieux » et bien connus internationalement comme le roman, sont perçus dans bien des cas plutôt avec une relative bienveillance. En revanche, ce n’est en général pas le cas de la littérature orale. En effet, partant de l’idée d’une hiérarchie entre les modes de communication, l’oralité est souvent considérée comme moins « littéraire ». La littérature orale est ainsi minorée à deux niveaux : la langue et son mode d’expression.

Ursula Baumgardt

 


 

Références citées

    • Casanova Pascale, 2008 [1999], La république mondiale des lettres, Paris, Éditions du Seuil, 504 p.
    • Djordjevic Ksenija 2006 ; « Mordve, langue minoritaire, langue minorée : du discours officiel à l’observation du terrain », Études de linguistique appliquée, Langues minorées, langues d’enseignement ? n°143, 2006/3, pp. 297-311 [traite de la minoration de la langue mordve par rapport au russe].
    • Clerc Stéphanie et Rispail Marielle 2009, « Minorités linguistiques et langues minorées vont-elles de pair ? » Documents pour l’histoire du français langue étrangère ou seconde, 43 | 2009, pp. 225-242. http://journals.openedition.org/dhfles/929 [analyse des situations didactiques en France, dans lesquelles le plurilinguisme est minoré].
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