En linguistique générale1, la « parole » est définie en corrélation avec les concepts de « langue » et de « langage ». La parole se caractérise par une grande complexité, réunissant aussi bien l’universel que la spécificité culturelle et l’individuel. En ce qui concerne l’acquisition pour ne citer que cet exemple, il est établi qu’un enfant seul ne peut pas apprendre à parler, quelle que soit la langue. Quant à l’expression, elle dépend de la langue et la parole se manifeste dans son extraordinaire variété et richesse culturelle.
Par simplification, le terme désigne ici toute manifestation de la langue articulée qui peut s’organiser en discours. Le concept de « parole » est abordé par rapport à l’« oralité » et la « littérature orale ». Les cultures qui mettent l’oralité au centre de la communication accordent une importance particulière à la parole. Elles mettent en oeuvre des règles de circulation de la parole, elles élaborent des qualifications, des représentations culturelles et opèrent des classifications.
Circulation de la parole
Dans un contexte d’oralité vivante, les enfants en bas âge et même les nourrissons sont souvent présents lors des activités quotidiennes, qu’il s’agisse d’enfants plus âgés ou d’adultes. Dès leur plus jeune âge, ils sont ainsi entourés de différentes formes de parole, de voix, parfois de plusieurs langues. Les incidences d’un tel environnement sur l’acquisition de la langue n’ont pas été étudiées de manière systématique2. On peut cependant formuler l’hypothèse qu’elle en est facilitée.
L’apprentissage, le maniement et la maîtrise de la parole vont de pair avec l’acquisition d’une connaissance des modalités selon lesquelles est utilisée la parole. Dans la vie quotidienne, à travers les pratiques langagières dans différentes situations et selon le comportement de l’entourage et des interlocuteurs, la circulation de la parole est vécue et elle devient observable. La famille élargie, réunissant plusieurs générations et des personnes de statut différents, offre une importante diversité de situations et de formes selon lesquelles s’établit le contact entre toutes les personnes présentes.
L’enfant apprend ainsi à travers le vécu et l’observation – selon les cas par des indications explicites – l’usage de la parole : qui parle à qui, dans quelle situation, de quel sujet et de quelle manière ? En même temps, il se familiarise avec les ressources de la communication en contexte d’oralité, ressources qui sont utilisées également en littérature orale : la voix, la mimique, la gestuelle, la posture du corps et l’échange avec l’entourage. A travers les règles organisant la circulation de la parole, l’enfant acquiert ainsi une connaissance intuitive de l’organisation sociale. Dans l’interaction verbale et comportementale, il apprend à se situer dans un groupe. L’apprentissage des formes de l’expression linguistique va de pair avec l’adaptation à la diversité des situations vécues.
Qualifications et représentations culturelles
Geneviève Calame-Griaule (1970) a défini plusieurs critères pour l’analyse de la parole qu’elle a synthétisés dans sa conférence en « Parole huilée3 ». En effet, certaines qualifications souvent métaphoriques de la parole abordée comme un tout expriment des représentations culturelles et comprennent, selon les cas, des indices sur son usage.
Par exemple, l’énoncé en peul : Konngol ko ndiyam, so rufii ɓoftotaako. « La parole c’est de l’eau, si elle est répandue, elle ne se ramasse pas. », laisse entendre l’idée d’une grande prudence dans le maniement de la parole4. À un niveau comparable, la représentation de la parole et de sa performativité s’exprime dans l’usage très contrôlé de certains types de paroles « agissantes », comme c’est le cas par exemple de la bénédiction, de la malédiction ou du serment5.
Catégorisations
Jean Derive (2008, pp. 106) relève des catégorisations conceptuelles renvoyant à trois grandes fonctions fondamentales de la parole : les fonctions d’expressivité, de véridicité et d’intelligibilité.
Selon les cultures, les catégorisations et leurs expressions linguistiques varient, ce qui est accessible à travers l’approche ethnolinguistique. Jean Derive (2008, p. 114) cite plusieurs exemples de paroles classifiées comme spécifiques : ainsi, en dioula de Côte d’Ivoire, on relève :
des kɔ́ro kúma littéralement « paroles à fondement », expression par laquelle, dans cette société, on a coutume de désigner les discours qui doivent faire l’objet d’une interprétation autorisée. Avec une valeur sensiblement équivalente à celle des kɔ́ro kúma, les Mossi du Burkina Faso parlent de gómd págdo littéralement « parole à coque » (comprendre « parole qu’il est nécessaire de décortiquer ») et les Wolof de wax yu dëng « parole détournée », qu’on peut aussi comprendre comme « parole tortueuse », mais dans ce cas l’évaluation se fera plutôt dans l’ordre de la fonction d’expressivité.
Sans qu’il n’y ait une superposition exacte, on peut analyser les paroles ainsi catégorisées comme relevant de la littérarité, et comme fondement de la littérature orale dans les langues respectives. Dans sa forme la plus élaborée et en tant que littérature orale, elle est souvent désignée par le singulier « la parole » renvoyant au « texte ».
Caractère immatériel
La parole est intrinsèquement immatérielle. Plusieurs conséquences en découlent. En oralité, la communication [renvoi] est directe, elle se réalise en présence des interlocuteurs. De même, la production de la littérature orale suppose la performance, réalité qui fonde une différence fondamentale comparativement à l’écriture littéraire. Par ailleurs, du point de vue méthodologique, cette spécificité a plusieurs implications. En effet, les méthodes d’analyse supposent que celle-ci soit définie et prise en compte. Un simple transfert des concepts élaborés concernant l’écriture littéraire sur la littérature orale entraînerait une réelle incompréhension de cette dernière.
Ainsi l’établissement du corpus signifie éventuellement la collecte, le choix du support (audio ou audio-visuel entre autres) permettant de fixer la parole, la transcription, la traduction et l’édition.
L’oralité et la littérature orale sont classées comme appartenant au « patrimoine culturel immatériel » défini par l’UNESCO en octobre 2003.
Notes:
1 Voir pour une synthèse, par ex. : Marc Thiberge, 2012, Empan, n° 88, Toulouse, Eres, pp. 69-75
2 Je me réfère à mon observation dans différentes familles et durant plusieurs séjours de recherche au Cameroun, consacrés à la collecte de contes peuls.
3 La conférence filmée et commentée est accessible dans Hommage à Geneviève Calame-Griaule, Cahiers de littérature orale, 2015, pp. 194.
4 Voir par exemple Ursula Baumgardt, 2005, sur les représentations de la parole comme engagement; Ursula Baumgardt,1994, sur la parole véridique du récit de vie et son « enveloppement » par la parole « mensongère » du conte.
5 Voir pour une synthèse, Julien Bonhomme, 2014, pp. 69 – 90.
Références bibliographiques
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- Ursula Baumgardt, 1994, « Littérature orale et récit autobiographique : un exemple peul », Paris, Cahiers de Littérature orale, n° 42, pp. 135-154.
- Ursula Baumgardt, 2005, « La parole comme engagement : l’exemple d’un répertoire de contes peuls du Cameroun », in Ursula Baumgardt et Françoise Ugochukwu (dir.), Approches littéraires de l’oralité africaine, Paris, Karthala, pp. 17-42.
- Julien Bonhomme, « Ce que jurer veut dire : les conditions rituelles de l’efficacité du discours », Sandra Bornand, Cécile Leguy, 2014, Compétence et performance, Paris, Karthala, pp. 69 – 90.
- CAHIERS DE LITTERATURE ORALE, 2015, n° 83, Hommage à Geneviève Galame-Griaule, « La parole huilée », p. 194.
- Cahiers de littérature orale : https://journals.openedition.org.clo/
- Geneviève Calame-Griaule, 1970, « Pour une étude ethnolinguistique des littératures africaines », Langages, 18 – L’Ethnolinguistique, Paris, Didier/Larousse, p. 22-47 [Édité par Bernard Pottier]
- Jean Derive, 2008, « Représentations des actes de parole et frontières de la littérarité », in Ursula Baumgardt et Jean Derive (dir.), Littératures orales africaines. Perspectives théoriques et méthodologiques, Paris, Karthala, pp. 106 – 124.
- THIBERGE Marc, 2012, “Langage, langue et parole”, Empan, n° 88, Dossier Contre-pouvoir de la langue, Toulouse, Eres, pp. 69-75.
Webographie
Cahiers de littérature orale : https://journals.openedition.org.clo/ n° 38
UNESCO, Patrimoine culturel immatériel :
https://www.culture.gouv.fr/Sites-thematiques/Patrimoine-culturel-immateriel/Politique-du-PCI/La-Convention-de-l-Unesco
Ursula Baumgardt