Traduction

 

 

La traduction est un domaine depuis longtemps exploré dans le cadre des études littéraires. Il continue à faire l’objet de publications constantes. En France, il existe même une Société Française de Traduction (Soft) qui consacre une bonne partie de son activité aux productions littéraires. Cette société savante est composée de traducteurs (les praticiens) et de chercheurs universitaires (linguistes, comparatistes, sémioticiens) qui interrogent les fondements théoriques de ce champ en tant que discipline propre.

On distingue classiquement les problèmes théoriques de la traduction selon deux grandes catégories conceptuelles :

    • d’une part, les problèmes spécifiquement linguistiques tenant au fait que les structures grammaticales des deux langues impliquées dans cette opération ne coïncident pas ;
    • d’autre part, les problèmes anthropologiques, inhérents à la différence des contextes culturels dont sont tributaires ces deux langues, ce qui suppose des transpositions permanentes transcendant le niveau linguistique proprement dit.

Face à ces difficultés, inhérentes à toute opération translinguistique, s’opposent deux positionnements théoriques : le courant de ceux qu’on appelle les « sourciers » et celui de ceux qui se définissent comme « ciblistes ».

    • Les sourciers ont pour politique de faire en sorte que leur traduction serre au plus près les caractéristiques linguistiques (syntaxiques, lexicales) de la langue originelle. Suivant ce parti-pris, le texte traduit ne fait pas totalement oublier qu’il s’agit d’une traduction. Il doit certes être totalement compréhensible et ne pas apparaître comme un jargon. Toutefois, lorsque c’est possible, le texte traduit prend soin de ne pas effacer la physionomie (notamment idiomatique) de la langue-source. Les choses doivent certes être dites dans une langue d’arrivée correcte et clairement accessible, sans lourdeur maladroite, mais elles ne sont pas dites comme les aurait probablement formulées, sous une forme plus consensuelle et banale, un scripteur de langue maternelle. C’est une façon de revivifier la langue-cible qui suppose beaucoup de doigté et, lorsque l’opération est réussie, on peut avoir des résultats assez heureux en termes de poétique. Le lecteur se rend compte alors que la traduction à laquelle il a affaire est travaillée par un amont linguistiquement exogène.
    • À l’inverse, les ciblistes cherchent à faire oublier au lecteur qu’ils sont en présence de la traduction d’une langue provenant d’une culture étrangère. Ils acclimatent donc au maximum leur texte en transposant systématiquement les topoï culturels de la langue-source dans le contexte culturel de la langue-cible. Cette politique présente l’avantage de favoriser la lisibilité de la traduction à un lecteur qui se sentira moins déstabilisé par le dépaysement, mais elle est alors guettée par l’écueil de l’ethnocentrisme au profit de la langue d’arrivée. L’effacement de l’altérité est loin d’être une richesse.

Entre ces deux courants, bien des degrés de compromis sont possibles. Dans leur principe, les problèmes théoriques de la traduction sont les mêmes quelles que soient les deux langues concernées par l’opération de traduction.  Cela dit, ils se posent avec plus ou moins d’acuité selon que ces langues appartiennent ou non à une même famille linguistique (langues romanes, langues slaves, langues tchadiques etc.) et qu’elles proviennent de cultures aux items plus ou moins étrangers les uns aux autres.

Pour ce qui est des textes originellement produits dans une langue africaine, ils font la plupart du temps l’objet d’une traduction en direction de langues européennes : allemand, anglais, espagnol, français, portugais…, beaucoup plus rarement d’une langue africaine à une autre1. Ces traductions vers les langues européennes sont d’autant plus délicates que les langues impliquées relèvent de familles très éloignées les unes des autres où les coïncidences syntaxiques de l’une à l’autre sont rares, ce qui suppose des reformulations permanentes. Les cultures qui les ont engendrées sont de même très différentes et la politique d’équivalence des items culturels est beaucoup plus compliquée. A cet égard plusieurs stratégies sont possibles.

L’une d’elles, d’esprit essentiellement cibliste, consiste, lorsqu’un mot référant à un item culturel de la langue-source n’a pas d’équivalent connu dans la langue d’arrivée, à chercher un autre mot désignant un item approchant dans la langue cible. Une telle politique nous ramène la plupart du temps au piège de l’ethnocentrisme évoqué ci-dessus.

Une autre pourra consister, en l’absence d’équivalent lexical, à user d’une périphrase pour faire comprendre ce dont il s’agit.

Une autre enfin choisira de garder tel quel le mot de la langue-source, assorti d’un commentaire explicatif dans le texte ou dans une note infra paginale.

Dans le cas de la traduction d’œuvres littéraires en langues africaines, le problème est encore complexifié par le fait qu’une bonne partie d’entre elles est spécifiquement orale et que la grande majorité de ces productions orales sont traduites dans des langues européennes sur un support écrit. Or la langue orale n’est pas la langue écrite, elle s’accommode beaucoup plus facilement des suspensions, des reprises, des répétitions, des tournures asyntaxiques… au point que la transcription d’un énoncé oral devient souvent illisible à l’écrit, a fortiori s’il est traduit dans une autre langue. Il convient donc, en passant d’une langue à une autre en même temps que d’un mode de communication à un autre de chercher les meilleures transpositions possibles qui aboutissent dans la langue d’arrivée à un texte lisible tout en lui conservant autant que faire se peut les traits de son oralité originelle. Au changement de langue s’ajoute donc un changement de code de communication ce qui rend l’opération de traduction d’autant plus délicate.

En outre, dans les performances orales, une bonne partie de la charge sémantique des énoncés est portée par des éléments non verbaux, intonations de voix, gestes, éléments kinésiques et proxémiques. Ce sont de tels phénomènes qui prennent en charge, dans l’élaboration du sens, tout ce qui a trait à l’expressivité et à la connotation. Le verbe dénote, le geste, la diction connotent. Le traducteur devra avoir le souci de faire passer dans son texte écrit où tous ces traits propres à l’oralité disparaissent, des formulations verbales qui rendent compte au plus près de cette sémiotique de l’oral, pour ne pas amputer la richesse signifiante du texte. Il lui incombera en outre de contextualiser l’énoncé qu’il traduit car en oralité le contexte énonciatif signifie souvent autant voire davantage que l’énoncé lui-même. C’est pourquoi la traduction d’œuvres orales africaines ne peut guère se concevoir en dehors d’une édition critique.

Pour les œuvres littéraires en langues africaines, qu’elles soient écrites ou orales, dans la mesure où il s’agit souvent de champs culturels minorés, la traduction est un phénomène d’autant plus important qu’elle importe à leur survie. Elle accroît leur champ d’extension en les ouvrant à de nouveaux publics et elle renforce leur légitimité pour en faire des biens ressortissant au patrimoine littéraire universel.

 

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Note:

1 Le cas existe cependant parfois chez des maisons d’édition africaine. Par exemple, Kanuya Wale, roman originellement bambara paru à la Société Malienne d’Édition (SOMED) a été traduit en peul et en songhaï. Sur ce roman, voir : http://ellaf.huma-num.fr/kanuya-wale-un-acte-damour/.

 

 


 

Références bibliographiques de quelques fondamentaux

    • CARY, Edmond, 1956, La Traduction dans le monde moderne, Genève, Georg & Cie, 196 p.
    • DERIVE, Jean, 1975, Collecte et traduction des littératures orales : un exemple négro-africain, les contes ngbaka ma’bo de RCA, Paris, SELAF, 256 p.
    • DERIVE, Jean, 2008, « Fixer et traduire la littérature orale africaine », in Ursula Baumgardt & Jean Derive (dir.), Littératures orales : perspectives théoriques et méthodologiques, Paris, Karthala, pp. 287-329.
    • JAKOBSON, Roman, 1963, « Aspects linguistiques de la traduction » in Roman Jakobson, Essais de linguistique générale, Paris, Minuit, traduction française de N. Ruwet, pp.78-86.
    • LADMIRAL, Jean-René, 1994, Traduire : théorèmes pour la traduction, Paris, Gallimard, 304 p.
    • LADMIRAL, Jean-René, 2014, Sourcier ou cibliste, les profondeurs de la traduction, Paris, Les Belles Lettres, 304 p.
    • LADMIRAL, Jean-René (dir.), 1972, La Traduction, Langages 28, Paris, Larousse, 117 p.
    • MOUNIN, Georges, 1963, Les problèmes théoriques de la traduction, Paris, nrf Gallimard, 296 p.
    • NIDA, Eugène, 1964, Toward a science of translating with special references to principles and procedures in Bible translating, Leiden, Brill, 331 p.
    • OSÉKI-DÉPRÉ, Inès, 1999, Théories et pratiques de la traduction littéraire, Paris, Armand Colin, 283 p.
  •  Jean Derive

 

Stylistique

 

 

Le substantif désigne une discipline à laquelle on a recours dans le cadre de l’approche des textes, en particulier littéraires. Elle a pour objet de caractériser le style d’un énoncé, c’est-à-dire d’étudier les procédés d’expression qui lui confèrent une originalité propre en termes d’expressivité. De ce point de vue, le concept est proche de ceux de poétique et de rhétorique avec lesquels il entretient des relations étroites. La stylistique est une science qui s’attache plutôt quant à elle à une approche microstructurale des textes.

Norme et écart

L’acception du terme a connu une importante évolution au cours de l’histoire de la critique littéraire. D’abord conçue comme l’analyse d’un écart par rapport à une norme énonciative (Charles Bally, 1951) en vue de créer un effet expressif, la stylistique est aujourd’hui devenue une science plus structurale. Considérant que la théorie de l’écart était bien artificielle dans la mesure où il n’y a jamais de degré zéro de l’expression.

Effet expressif

Les stylisticiens contemporains, depuis au moins Michaël Riffaterre, se sont attachés à étudier non pas l’effet expressif des figures stylistiques prises séparément, mais l’effet expressif de l’ensemble des figures d’un texte, envisagé comme un système dans lequel chaque procédé d’expression trouve sa légitimité par rapport aux autres. Cette position théorique fait aujourd’hui office de doxa dans la discipline.
Il convient d’adopter cette stratégie dans le cas de l’approche formelle des textes littéraires écrits en langue africaine. En effet, pour ces langues qui n’ont pas de longue tradition écrite, les notions de registres littéraires et de niveaux d’expressivité n’ont que très peu été étudiées et il n’y en a pas de nomenclature vraiment établie. C’est donc dans la cohérence de la combinaison des procédés d’expression au sein d’un même énoncé qu’il convient de faire émerger le « style » d’un texte en langue africaine.

Figures du signifié, figures du signifiant

Pour définir les pièces de ce système, il sera certes possible de se référer à la taxonomie des figures connues et recensées par la discipline stylistique, qu’on trouve dans tous les dictionnaires spécialisés : tropes ou figures du signifié (métaphores, métonymies etc.) aussi bien que figures du signifiant (jeux sonores, figures rythmiques : répétitions, parallélismes, chiasmes, anaphores, épiphores etc.). Les figures (notamment à propos du rythme et de la prosodie) ne sont pas forcément toutes transculturelles. Il en existe souvent qui sont spécifiques à la langue dans laquelle le texte est écrit. De ce fait, il conviendra, dans l’étude stylistique de ce type de texte, de ne pas se contenter de plaquer artificiellement le catalogue connu des figures recensées dans la culture occidentale. Il faudra aussi veiller à interroger la conception autochtone de l’expressivité verbale telle qu’elle est révélée par le lexique et les usages de la langue africaine concernée, pour créer des catégories propres à la culture de référence.
La science stylistique peut aussi s’appliquer à un ensemble de textes, pour mettre en évidence ce qui les rapproche d’un point de vue formel, en termes de procédés d’expression. Cela peut concerner par exemple les textes provenant d’un même auteur ou d’une même époque au sein d’une culture donnée : on parlera alors de « style d’auteur » ou de « style d’époque ».

Analyse stylistique de la littérature orale

Quant à l’analyse stylistique des textes de littérature orale, elle prend en compte la différence fondamentale de l’expressivité en contexte d‘écriture littéraire et d’oralité. En effet, dans le premier cas, elle ne concerne que le texte. En revanche en oralité, elle agit sur les deux niveaux de l’oeuvre : l’énoncé ou le texte, et tous les éléments accompagnant sa production. En effet, la présence physique ou « corporéité » de l’énonciateur (P. Zumthor 1994) offre des ressources spécifiques d’expressivité. Si la critique ne prend pas en considération cette réalité, elle peut conclure, à tort, que le texte de littérature orale serait « moins élaboré », « plus rudimentaire » qu’un texte écrit. Or, l’accoutrement et les accessoires, la voix, la mimique, la gestuelle, la posture et l’accompagnement musical ou les échanges avec le public sont des niveaux d’expressivité spécifique. Ils accompagnent, illustrent, complètent et commentent l’énoncé ou se substituent partiellement à celui-ci. Quant à l’enoncé lui-même, il présente aussi bien les figures du signifié concernant l’expression du sens, que les figures du signifiant. Outre ces figures stylistiques, selon les cas, les textes oraux enrichissent les figures du signifiant par des ressources stylistiques particulièrement efficaces en oralité, par exemple, les mots expressifs : des intensificateurs, des onomatopées et des idéophones. Ces derniers interviennent dans la définition de styles propres aux genres littéraires, mais également à des styles pouvant varier selon les énonciateurs. A ce niveau se manifeste, entre autres, leurs créativité.

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Bibliographie:

  • BALLY Charles, 1951, Traité de stylistique française I et II, Paris, Klincksieck, (rééd. de 1921).
  • CRESSOT Marcel, 1951, Le Style et ses techniques, Paris, PUF.
  • FROMILHAGUE, Catherine & Anne SANCIER-CHÂTEAU, 2005, Analyses stylistiques, formes et genres, Paris, Armand Colin.
  • GARDES-TAMINE Joëlle, 2004, La Stylistique, Paris, Armand Colin, (rééd de 2001).
  • GUIRAUD Pierre, 1985 , Essais de stylistique, Paris, Klincksieck.
  • KARABATIAN Pierre, 2000, Histoire des stylistiques, Paris, Armand Colin.
  • KOUADIO Kobenan, NGUETTIA Martin, 2009, « Essai d’analyse stylistique et poétique d’une poésie urbaine chantée de Côte d’Ivoire : texte, contexte et signification », En-quête n° 22, Abidjan, EDUCI, , pp. 41-45.
  • MOLINIÉ Georges, 1993, La Stylistique, Paris, PUF.
  • RIFFATERRE Michaël, 1971, Essais de stylistique structurale, Paris Flammarion.
  • ZUMTHOR Paul, 1994, « Poésie et vocalité au Moyen Âge », Cahiers de Littérature orale, 36 – Oralité médiévale, Paris, p. 10-34.

Jean Derive

Métaphore

 

 

C’est, parmi les tropes, la figure la plus connue et la plus étudiée dans le cadre des approches textuelles. Au sens premier et microstructural, elle consiste à opérer un transfert sémantique : dans une séquence énonciative donnée, un signifiant (occurrent dans l’énoncé) renvoie non à son signifié habituel, mais à un signifié autre, dont le signifiant usuel non tropique est généralement absent de la séquence verbale (métaphore in abstentia). Le signifiant occurrent devient alors le représentant « imagé » d’un signifié extratextuel. Ce transfert de sens du signifié extratextuel vers le signifiant occurrent dans l’énoncé (la métaphore in absentia) peut porter sur des substantifs (fleur = femme), des adjectifs (puant = prétentieux), des verbes (piétiner = mépriser), des locutions prépositionnelles (en queue, en tête = à la fin, au début), voire des séquences idiomatiques entières (les carottes sont cuites = l’entreprise a échoué). Lorsqu’elles sont figées dans la langue, ces images métaphoriques sont appelées catachrèses (le bras d’un fauteuil).

Un tel transfert du signifié propre à l’image qui le représente est rendu possible grâce à un rapport d’analogie entre le comparant (in praesentia) et le comparé (in abstentia). Ce sont ces analogies formelles, consubstantielles, contextuelles, fonctionnelles, qui permettent d’établir des équations entre l’image et le référent réel. Il faut à ce propos prendre garde au fait que ces équations fondées sur un rapport d’analogie ne sont le plus souvent pas les mêmes dans toutes les cultures. Pour cette raison, les expressions idiomatiques ne sont la plupart du temps pas littéralement traduisibles d’une langue à une autre. Dans le cas de l’approche de textes dans une langue africaine, l’analyse de la métaphore devra donc nécessairement passer par une investigation ethnolinguistique qui permettra de comprendre et de valider les mécanismes d’analogie retenus dans la culture où cette langue a cours.

L’étude de la métaphore peut se conduire selon deux grandes orientations :

❖une orientation stylistique qui consistera à étudier les modalités de la métaphore : morphologie (in praesentia/in abstentia), mécanismes d’analogie entre comparant et comparé ;

❖ une orientation pragmatique, d’ordre plus fonctionnel, qui s’attachera plutôt à mettre au jour les raisons de la présence ou non de métaphores dans un discours donné. Les ethnographes de la communication ont à cet égard distingué différentes fonctions dans l’usage de la métaphore :

✺ une fonction euphémique (la métaphore sert à atténuer la brutalité de ce qui est signifié) ;

✺ une fonction emphatique (la métaphore contribue à ennoblir le discours) ;

✺ une fonction ludique (la métaphore contraint le lecteur à chercher l’analogie, comme dans le jeu de la devinette) ;

✺ une fonction hypocoristique (dans la mesure où les équations comparant/comparé ont une forte dimension culturelle, la métaphore favorise la connivence entre interlocuteurs) ;

✺ une fonction argumentative (la métaphore frappe plus l’imagination que la formulation abstraite d’un raisonnement et, de ce fait, retient davantage l’attention) ;

✺ une fonction poétique (au sens des fonctions du langage de Jakobson, dans la mesure où elle porte l’attention sur le signifiant)

Là encore, dans le cas de l’approche de textes littéraires en langues africaines, cette analyse fonctionnelle devra se faire en corrélation avec une étude ethnolinguistique sur les pratiques de communication dans la société concernée pour éviter les pièges de l’ethnocentrisme.

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Bibliographie:

  • ANGENOT Marc, La parole pamphlétaire, Paris, Payot, 1982.
  • BONHOMME Marc, Pragmatique des figures du discours, Paris, Champion, 2014.
  • CHARBONNEL Nicolas, les aventures de la métaphore, Strasbourg, Presses universitaires, 1991.
  • MAZALEYRAT Jean et Georges MOLINIÉ : Vocabulaire de la stylistique, Paris, PUF, 1989.
  • MAZZOTTI Tarso, « L’analyse des métaphores : une approche pour la recherche sur les représentations sociales » in C. GARNIER et W. DOISE (éd.), 2002, Les Représentations sociales, Montréal,

 

Jean Derive

Wellérisme

 

Le mot est peu connu en français, c’est un anglicisme qui vient d’un héros des Pickwick Papers (1836-1837) de Charles Dickens. Mais ce n’est pas Dickens qui a inventé le concept, pas plus que son personnage, Sam Weller, qui apparaît à partir du chapitre dixième de son livre. L’Encyclopedia Americana (1965: 608) soutient que, déjà au 3ème siècle avant J.-C., Théocrite usait des wellérismes; tandis que d’après W. Mieder et A. Kingsbury (1994), le genre existe depuis l’époque des Sumériens (5ème millénaire a.C.). Et depuis, il est populaire dans beaucoup de langues européennes et certaines langues africaines.

– “La vertu se trouve au milieu”, comme disait le diable entre deux prostituées.
– “Je la guérirai avec de bonnes paroles”, comme disait le pasteur en jetant la Bible à la tête de sa femme.

Mais il faudra attendre que C. Dickens mette plusieurs phrases de cette forme d’humour dans la bouche d’un serviteur dévoué de Mr. Pickwick nommé Sam Weller, qui avait tendance à enfiler des paroles sentencieuses (souvent des proverbes) en les accompagnant de la formule “comme disait…”, leur donnant ainsi plus de poids, pour que le genre soit connu. Ce qui a incité le public à les appeler “wellerisms” en 1839, soit deux ans après la publication du livre.

– “Now we look compact and comfortable”, as the father said when he cut his little boy’s head off to cure him of squinting.
– “I see”, said the blind man after he had fallen into the ditch.

Le mot en question figure dans très peu de dictionnaires de langue française. Il est absent des encyclopédies et il est largement ignoré du public. Souvent on confond encore le wellérisme et le dicton, le proverbe, l’aphorisme, etc. L’Encyclopedia Americana le définit comme:
“a form of comparison in which a familiar saying or proverb is identified, often punningly, with what was said by someone in a specified but humorously in apposite situation”.
Il se caractérise donc par un discours ou un avis émis par un personnage bien identifié dans une situation déterminée qui tourne à l’ironie et engendre le comique. La structure montre deux parties distinctes: l’anecdote qui peut s’exprimer comme un récit ou une question. Dans le cas du Rwanda, il peut aussi prendre la forme d’un substantif narratif qui est un nom propre de personnage historique ou fictif. Sous sa forme de récit, l’anecdote se compose d’un sujet humain vivant ou un animal, suivi d’une relative indiquant ce que le sujet a fait ou subi. L’énoncé est en général prononcé par le sujet de l’anecdote, mais il arrive aussi qu’il soit le propos du partenaire ou, plus rarement, d’un tiers (P. Crépeau & S. Bizimana, 1979: 6).
Des proverbes et des devinettes s’intègrent facilement dans le wellérisme et ceci fait naître une confusion totale entre les trois. Dans la littérature rwandaise, par exemple, A. Bigirumwami (1967), P. Crépeau & S. Bizimana (1979) classent les wellérismes dans les proverbes dialogués. Comme nous l’avons dit, la parole dite peut avoir une structure de proverbe; mais le wellérisme insistera toujours sur la situation, les circonstances dans lesquelles telle parole a été produite; tandis que le proverbe se contente de livrer la matière brute, une vérité à dimension universelle que chacun va adapter à telle ou telle situation au moment de son intégration dans le discours.
Ainsi, certains proverbes sont des wellérismes qui ont été dépouillés de la partie précisant les circonstances de leur naissance. Au lieu de considérer le wellérisme comme un proverbe, à la rigueur on pourrait prendre certains proverbes pour des wellérismes tronqués.
Dans certains cas, on peut penser qu’au début était le conte comme dirait N. Mayugi (1983) qui parle de “condensation originelle”. Dans cette perspective, à la suite d’une évolution tout à fait normale, le conte a donné naissance au récit étiologique qui a évolué en wellérisme avant d’aboutir au proverbe qui en constitue le noyau dur.
Ainsi, dans le wellérisme, l’énonciateur est déterminé même s’il peut être fictif, alors que dans le proverbe il reste en général indéterminé, indéfini. Le wellérisme a des considérations idiosyncrasiques ou individuelles, une expérience singulière où quelqu’un exprime une pensée à partir de son moi, là où le proverbe porte sur des croyances ou une sagesse collective par-delà les singularités et les subjectivités. Le proverbe généralise à outrance pendant que le wellérisme est particularisant; c’est l’individu qui parle. Le proverbe reste un énoncé clos et minimal (condensation), le wellérisme tend à la narrativisation et prend la forme d’un micro-récit ou d’un conte en raccourci (expansion). Le wellérisme nécessite un contexte d’insertion et décrit une situation alors que le proverbe est souvent considéré comme autonome. Le wellérisme transgresse des règles prescrites par la morale pratique, les bonnes manières et les règles de convenance; il fait fi de la décence, de la respectabilité et de la pudeur. Le proverbe est une parole sacrée et d’autorité qui cultive le sérieux. Il est garant de la stabilité de l’ordre établi. Le wellérisme exalte le comique et garde une fonction essentiellement ludique, philosophique (contestataire).

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Bibliographie:

  • ALSTER, B., 1975, “Paradoxical proverbs and satire in Sumerian literature”, in Journal of Cuneiform Studies, 27, p. 201-230.
  • ARNOLD, T., 1976, “De l’humour populaire au projet philosophique africain: une possible continuité”, in L’informateur, n°1, p. 33-47.
  • BIGIRUMWAMI, A., 1967, Imigani migufi = proverbes, inshamarenga = dictons, ibisakuzo = devinettes, Nyundo.
  • BRYAN, G.-B. & Mieder, W., 1997, “As Sam Weller said, when finding himself on the stage”: wellerisms in contemporary dramatizations of Charles Dickens’ Pickwick Papers”, in Proverbium, vol.3, n° 11, p. 57-76.
  • CRÉPEAU, J.-P. & Bizimana, S., 1979, Proverbes du Rwanda, Butare/Tervuren, INRS/MRAC.
  • DICKENS, C., 1964 (7ème ed.), Pickwick Papers, London, Oxford Clarendon Press.
  • DUNDES, A., “Some Yoruba wellerisms, dialogue proverbs and tongue-twisters”, in Folklore, vol. 75, n°2, p. 113-120.
  • MAYUGI, N., 1983, “Le génie créateur de la culture rundi et l’enseignement de la langue nationale”, in Culture et Education, p. 43-50.
  • MIEDER, W. & KINGSBURY, S.-A., 1994, A Dictionary of wellerisms, Oxford, Oxford University Press.
  • NKEJABAHIZI, J.-C., 2009, Les wellérismes du Rwanda. Textes, traduction et commentaires, Butare, Eds de l’université nationale du Rwanda.
  • NKEJABAHIZI, J.-C., 2013, Les wellérismes du Rwanda. Approche ethnolinguistique, Butare, Eds de l’université nationale du Rwanda.
  • OLBRECHTS-TYTECA, L., 1974, Le comique du discours, Bruxelles, Ed. de l’ULB.
  • ORERO, P., 2000, “La traducción de wellerismos”, in Quaderns. Revista de traducció, 5, p. 123-133.
  • OUELLET, B., 1995, “Aphorismes et proverbes dans la conversation quotidienne”, in Actes des 9ème journées de linguistique, université Laval, CIRAL, p. 93-98.
  • RODEGEM, F.-M., 1975, “Une forme d’humour contestataire au Burundi: “les wellérismes”, in Cahiers d’Etudes Africaines, 55, XIV-3, p. 521-542.
  • TAYLOR, A., 1952, “A Bibliographical Note on wellerisms”, in Journal of American Folklore, 65, p. 420.
  • A supplement to the Oxford English Dictionary, Oxford Clarendon Press, 1986, p. 1253: “wellerism”.
  • Encyclopedia Americana, vol. 28, NY, 1965, p. 608: “wellerism”.
  • The Oxford English Dictionary, vol. XII, Oxford Clarendon Press, 1933, p. 294: “wellerism”.


Jean-Chrysostome Nkejabahizi

Catharsis

 

Ce terme grec est employé par Aristote pour désigner le phénomène de « purgation des passions » par l’art et la littérature et plus largement par tout rituel culturel. Il a retrouvé un regain d’actualité avec la psychanalyse qui se l’est réapproprié depuis Freud. En critique littéraire, le mot catharsis est alors employé pour qualifier l’effet psychique libérateur produit par la consommation d’une œuvre d’art qui permet de vivre par sublimation inconsciente la transgression tabou imposé par le surmoi collectif. Pendant un bref instant, la représentation de comportements transgressifs par la fiction littéraire permet alors au lecteur ou à l’auditeur de s’identifier à eux, même si à la fin des récits ceux-ci sont généralement récupérés par la morale sociale dominante. Ce phénomène se rencontre particulièrement dans des sociétés très réglementées par de forts interdits sociaux comme le sont, entre autres, les sociétés africaines. La libération cathartique ainsi permise permet aux consommateurs de supporter plus facilement les contraintes du surmoi collectif.
Dans les littératures africaines, plusieurs chercheurs ont mis en évidence la fonction cathartique des contes, par exemple, qui instruisent généralement par l’exemple réprouvé de ce qu’il ne faut pas faire plutôt que par la représentation édifiante de ce qu’il conviendrait de faire. Ce n’est sans doute pas un hasard si ce genre est qualifié de « mensonge » dans plusieurs sociétés africaines ; pas un hasard non plus si, en principe, il ne peut se dire que la nuit, temps du fantasme par excellence et est interdit le jour, temps de la réalité positive.

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Bibliographie:

  • CALAME-GRIAULE Geneviève, 1972, « Une affaire de famillle : réflexons sur quelques thèmes du ‘cannibalisme’ dans les contes africains », Nouvelle revue de psychanalyse 6, Paris, pp. 171-202.
  • DERIVE Jean, 1987, Le fonctionnement sociologique de la littérature orale, Paris, institut d’ethnologie.

Jean Derive

Mimèsis

 

Ce terme grec est employé par Aristote pour désigner une fonction de la littérature de fiction consistant à donner l’illusion d’une reproduction du réel à l’identique. Comme telle, elle peut toucher aussi bien au narratif (vraisemblance des événements relatés dans une intrigue) qu’au descriptif (respect scrupuleux des éléments représentés). Ce concept ne représente bien entendu qu’une des fonctions possibles de la création littéraire dont la tâche ne se limite pas à donner une « photographie » fidèle de la réalité (« le miroir qu’on promène le long d’un chemin » selon la formule de Stendhal à propos du roman). La fonction mimétique sera donc plus ou moins à l’œuvre suivant les genres et suivant les cultures. L’art littéraire est aussi, comme celui du peintre, transfiguration du réel, sublimé, caricaturé etc. Cela dit, il y a souvent des degrés de mimesis dans la mesure où la création littéraire n’abandonne que très rarement toute référence au réel, même si elle prétend s’en éloigner comme dans le surréalisme.
Avoir une approche mimétique d’un texte littéraire, c’est donc s’interroger sur son rapport au réel. Cette relation varie selon les genres, (le conte merveilleux, la littérature fantastique ou la littérature de science-fiction sont, par leur nature même, beaucoup moins mimétiques que le roman réaliste par exemple). La notion de mimesis est aussi tributaire de la conception qu’une culture se fait de la réalité sensible. Ainsi, la fonction mimétique d’une œuvre ne sera pas forcément appréhendée de la même façon et ce qui apparaîtra comme fantastique aux yeux d’un critique occidental pourra être perçu comme beaucoup plus réaliste par un lecteur africain. C’est donc en fonction d’un substrat culturel préalable que la question de la mimesis pourra être traitée de façon pertinente dans le rapport entretenu par une littérature avec son environnement culturel.

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Bibliographie:

  • BERGEZ Daniel & alii, 1999, Introduction aux critiques pour l’analyse littéraire, Paris, Dunod.
  • CHELEBOURG Christian, 2000, L’imaginaire littéraire, Paris, Nathan.
  • MORIER Henri, 1989, Dictionnaire de poétique et de rhétorique, Paris, PUF, (4e édition).

Jean Dérive

Rhétorique

 

Originellement, chez les anciens le substantif désignait la science des moyens d’expression concourant à l’art de persuader. C’est le sens que lui donne Aristote. Depuis, ce sens s’est élargi pour en venir à désigner l’art de disposer les séquences d’un texte – littéraire ou non – de façon à donner à sa macrostructure la plus grande cohérence possible. Il s’agit donc d’une science macrostructurale par différence avec la stylistique qui traite plutôt des figures microstructurales. Elle s’intéresse à la combinaison dans un texte des différents modes d’expression, description, narration (homo- ou hétérodiégétique), argumentation, style direct ou indirect etc. Le concept est évidemment dépendant du genre littéraire dans lequel s’inscrit l’énoncé et, en ce sens, il est étroitement corrélé à la poétique : la rhétorique n’est pas la même selon qu’on a affaire à un roman, une pièce de théâtre, un poème lyrique. Le mot peut s’entendre aussi comme un ensemble prescriptif de règles d’agencement pour réussir sa performance dans un genre donné.
Aujourd’hui la rhétorique s’appréhende en lien avec la pragmatique, c’est à dire que sa fonction s’apprécie en fonction de la situation d’énonciation. Comme les modes de communication ne sont pas toujours les mêmes d’une société à une autre, il y a des rhétoriques culturelles et, cette fois encore, pour penser la rhétorique en interculturalité, il faudra passer par l’ethnolinguistique : par exemple, on ne formule pas une demande, on ne refuse pas un don selon les mêmes procédés d’expression d’une culture à une autre. La rhétorique édicte les règles du « bien dire », en termes de convenance, du « parler juste » dans une culture donnée. Cela vaut pour la communication courante mais aussi pour la création littéraire. Etudier la rhétorique d’un texte littéraire africain suppose donc une connaissance préalable des règles de la « littérarité » qui peut exiger par exemple la récurrence d’énoncés parémiques ou formulaires ou encore une prédilection pour la parataxe.

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Bibliographie:

  • BERGEZ Daniel & alii, 1999, Introduction aux critiques pour l’analyse littéraire, Paris, Dunod.
  • BESSIÈRE Jean : 1999, La Littérature et sa rhétorique, Paris, PUF.
  • DUBOIS Jacques & alii,19770, Rhétorique générale, Paris, Larousse.
  • MORIER Henri, 1989, Dictionnaire de poétique et de rhétorique, Paris, PUF, (4e édition).

Jean Derive

Poétique

 

Dans le vocabulaire de la théorie littéraire, le mot, employé comme substantif, (la poétique) est polysémique et ambivalent.
Dans une de ses acceptions, la plus étendue, il désigne en effet la science de la littérature en général et plus particulièrement l’étude des processus qui font reconnaître un texte comme « littéraire » par opposition à d’autres textes qui ne le seraient pas. Comme l’universalité du concept même de « littérature » est problématique et que cette notion est susceptible de renvoyer à des objets quelque peu différents suivant les zones de culture considérée, le substantif « poétique » intéresse donc, dans le cadre de cette acception la plus générale, la littérature comparée. C’est à cette discipline qu’il incombera de définir des « poétiques », c’est à dire des systèmes de création verbale, en fonction des cultures. C’est ainsi qu’on distinguera par exemple une poétique de l’oral d’une poétique de l’écrit ou encore une poétique africaine d’une poétique sud-américaine ou occidentale. À propos des littératures en langue africaine, il est généralement admis que celles-ci sont largement redevables à des poétiques autochtones qui ont développé leurs propres théories de la création verbale et qui le plus souvent portent un nom parfaitement identifiable : par exemple en Côte d’Ivoire le didiga des Bété, le nzassa des Agni, ou le bosson des Akan …
Le nom peut aussi parfois être entendu comme un processus de création littéraire spécifique fondé sur une théorie cognitive particulière, telle la « poétique de l’imaginaire » de Jean Burgos. La question, dans ce cas, est de mesurer le degré d’universalité de la théorie en question ; par exemple y a-t-il effectivement des « structures anthropologiques de l’imaginaire » (pour reprendre les termes du titre de j’ouvrage de Gilbert Durand) qui transcendent les cultures particulières ? S’il existe sans doute à ce propos quelques universaux, il est cependant prudent d’interroger cette transculturalité et d’adopter une attitude ethnolinguistique en se référant d’abord au système de pensée propre à la culture étudiée.
En un sens un peu plus restrictif, la poétique peut aussi être entendue, dans l’héritage de la Poétique d’Aristote, comme la théorie des genres littéraires qui vise notamment à identifier les propriétés constitutives qui fondent l’identité d’un genre, tant au niveau de l’énoncé qu’à celui de l’énonciation. Comme les genres non plus ne sont pas des catégories largement transculturelles et que les genres existant dans une zone de civilisation n’ont pas forcément d’équivalent dans une autre, là encore il s’agira d’établir des poétiques génériques culture par culture, et de travailler à définir des genres en les comparant les uns aux autres dans ce qu’ils ont de commun et de différent dans le cadre d’un système autochtone. Le premier réflexe de la démarche poétique, entendue dans cette acception, sera donc de partir toujours des taxinomies génériques émiques et de ne pas plaquer des concepts étrangers issus d’autres systèmes culturels. Quand on s’intéresse à des œuvres écrites dans des langues africaines, il conviendra par conséquent de toujours se référer, dans un premier temps, aux genres dans lesquels ces œuvres sont inscrites tels qu’ils sont pensés et nommés dans leur langue d’origine. Ce n’est qu’ensuite que pourra être envisagée la relation de similarité qu’ils peuvent entretenir avec d’autres genres dans d’autres langues. Dans ce second sens, la poétique utilisera beaucoup les outils de la rhétorique et de la stylistique pour bâtir ses catégorisations.
La poétique peut enfin être entendue comme la science plus particulière de la création poétique, entendue au sens de la fonction poétique de Jakobson. C’est-à-dire une science qui s’intéressera plus spécifiquement à des cas de création verbale où la langue du message devient sa propre fin. Ici la poétique se confond presque avec la stylistique.

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Bibliographie:

  • BURGOS Jean, 1982, Pour une poétique de l’imaginaire, Paris, Seuil.
  • DELAS Daniel, 1977, Poétique/Pratique, Lyon, Cedic.
  • DELAS Daniel et Filiolet Jacques, 1973, Linguistique et poétique, Paris, Larousse
  • DURAND Gilbert, 1993, Les structures anthropologiques de l’imaginaire, Paris, Dunod.
  • JAKOBSON Roman, 1973, Questions de poétique, Paris, Seuil.
  • MESCHONNIC Henri, 1973, Pour la poétique I, Gallimard 1970.
  • MESCHONNIC Henri, 1985, Les Etats de la poétique, Paris, PUF.
  • MORIER Henri, 1989, Dictionnaire de poétique et de rhétorique, Paris, PUF, (4e édition)
  • TODOROV Tzvetan, 1978, Les Genres du discours, Paris, Seuil.

 

Jean Derive

Translittération

La translittération consiste à substituer l’écriture d’un texte dans un alphabet donné par celle dans un autre alphabet, sans aucune intervention dans le texte.
Elle concerne aussi bien les textes oraux transcrits que les textes écrits. Dans les littératures en langues africaines, cette opération est souvent nécessaire pour une meilleure accessibilité des textes à un public non familiarisé avec des alphabets spécifiques.
Ainsi, les manuscrits écrits ou transcrits en ajami sont couramment translittérés en alphabet latin. Dans une édition scientifique, on présentera dans ce cas les deux versions en vis-à-vis, accompagnées de la traduction.
On peut citer comme autres exemples l’alphabet amharique, ou le nko, écriture plus récente adoptée pour écrire les langues mandingues.

Ursula Baumgardt

Versification

 

Dans les cultures de tradition orale, il n’est pas toujours aisé de définir des critères nets permettant d’établir une distinction franche entre prose et poésie. D’emblée le filtre vocal imprime en effet à toute parole un rythme – dû en partie aux ressources naturelles, en partie à une structuration mentale spontanée ou intentionnelle – qui est le premier élément définitoire de toute prosodie, base de l’art du langage ; en Afrique, du fait même de la production orale des textes, cet élément est éminemment présent dans tous les genres, rendant parfois floues les lisières entre prose et poésie. Ce sera donc à deux critères complémentaires que l’on devra avoir recours, l’un tenant à deux qualités du texte : phonique et symbolique, l’autre à une exploitation spécifique et volontaire du rythme. Ainsi sera-t-on amené à établir dans la mise en voix des textes, un éventail allant de genres dont la dimension poétique relève du seul rythme de déclamation imprimé au texte  – qui, lui, est peu ou pas marqué par une recherche sur la matière même de la langue – à des genres soumis à une versification conventionnelle stricte et contraignante, en passant par des genres qui allient rythme et manipulation experte de toutes les autres potentialités linguistiques : sens et forme des mots.

Cela dit, la production poétique est en Afrique d’une grande richesse, offrant des exemples de toutes ces réalisations ; en effet, toutes les déclamations rythmées délimitent des unités qui structurent le texte en ce que l’on peut considérer comme des vers ; et, selon les genres, ces unités sont plus ou moins régulières, plus ou moins accentuées, leur succession est plus ou moins rapide etc. et l’on passe ainsi de la prose rythmée à une poésie libre puis à une versification convenue appliquée rigoureusement. Nombreux sont les genres qui illustrent ces différents cas :

  • la prose rythmée concerne surtout le genre épique ; à l’exception de la poésie épique swahilie qui obéit à une prosodie définie, dans les épopées d’Afrique de l’Ouest et du Centre, hormis les devises, les généalogies et quelques passages formulaires, l’essentiel du récit ne relève pas d’un style particulièrement recherché, ni d’un registre de langue spécifique ; en revanche c’est le type de déclamation qui confère au texte une sorte d’aura poétique par la dimension esthétique que lui ajoutent l’accompagnement musical, le rythme et l’accentuation imprimés par la voix. Seules les productions récentes à vocation hagiographique, qui prennent la forme de qasîda, adoptent une forme versifiée, empruntée aux modèles arabes
  • les genres poétiques à proprement parler, eux, mettent en œuvre des caractéristiques prosodiques relevant non seulement du rythme mais aussi d’une recherche portant à la fois sur l’agencement des mots pour créer tous les jeux phoniques souhaités et sur la manipulation de la charge symbolique que permettent leurs potentialités sémantiques ; chaque genre se différencie par la façon dont se distribuent ces choix, les uns mettant davantage l’accent sur le rythme (scansion, vitesse), d’autres sur les tropes (métaphores, images…), d’autres encore sur les sonorités (allitérations, rimes…), d’autres enfin mettant en jeu l’ensemble de ces données ; toutefois, dans cette dernière catégorie, on peut distinguer deux procédures poétiques à l’œuvre : dans un cas, la création reste libre, chaque poète organisant son texte et exploitant la langue selon ses désirs, sa sensibilité et son talent personnels, tandis que, dans l’autre, elle est encadrée par un ensemble de règles formelles contraignantes.

Les exemples abondent : nombreux sont les peuples qui pratiquent une « poésie d’éloge », de la plus quotidienne et familière à la plus cérémonielle et sophistiquée. Brefs poèmes sur les noms, les zamu des Zarma du Niger, dits uniquement par les femmes, peuvent varier de 4 à 30 vers, être chantés ou seulement récités dans des situations anodines et ordinaires – par exemple à l’adresse d’un enfant que l’on veut encourager – et leur forte unité rythmique est favorisée et renforcée par la répétition du nom en anaphore, en épiphore ou en rime.

Ailleurs, en Zambie, chez les Shona, ce genre est pratiqué quotidiennement : car, si les chefs ont des bardes assignés à cette fonction, toute personne connaît les poèmes d’éloge attribués aux clans de ses parents et alliés ; les jeunes gens en composent sous forme de chansons d’amour ; forgerons, chasseurs, cultivateurs, chaque fonction ou position sociale donnent lieu à un poème d’éloge. Ces textes sont chantés soit en des occasions très solennelles (poèmes de clans) soit sans réserve, dans le cadre des relations ou des rivalités amoureuses etc. Ils comportent des noms d’éloge, sortes de blasons, formules descriptives bien frappées, et chaque poème présente, outre une cohérence grammaticale et sémantique, une unité rythmique assurée par d’éventuelles élisions ou au contraire une accentuation des dernières syllabes des vers ; cette poésie adopte des formes très variées, chaque poème comprenant une succession de strophes de modèles différents et étant déclamé sur une intonation et une cadence propres.

L’adresse de poèmes d’éloge est, chez les uns, généralisée, chez d’autres réservée aux notabilités ; ainsi peut-on évoquer les ijala des Yorouba, les izibongo des Zoulou, les mabôkô des Tswana, voire les jobbitooje des Peuls…(cf. Bibliogr.) tous ces genres ayant en commun, une structuration rythmique reposant sur ce que l’on peut appeler des unités de souffle dans lesquelles les « vers » s’inscrivent, la voix imprimant au texte la scansion souhaitée. On peut définir alors le vers comme un segment rythmique marqué par une syllabe accentuée (l’accent se combinant avec éventuellement le ton, la durée, l’intensité vocale) suivie d’une pause et cela étant repris à intervalle régulier.

On rencontre aussi en Afrique une autre production poétique gouvernée par des règles prosodiques précises et plus complexes que la simple segmentation rythmique. Ainsi les Tutsi du Rwanda, appliquent des normes différentes selon les genres, utilisant pour certains (le guerrier et le dynastique) l’effet rythmique généré par  « une intonation de phrase spécifique » (différente du schème tonal du langage ordinaire) et, pour d’autres (le pastoral) outre le rythme, la mesure en mores (unités de quantité vocalique : brève ou demi-longue), la recherche des assonances étant commune aux trois genres. Le débit de déclamation est aussi distinctif, l’autopanégyrique étant proféré à une vitesse maximale et à bout de souffle, tandis que les poèmes pastoraux le sont recto tono, à voix posée, avec un léger ralentissement à la fin de chaque vers (vers réguliers de douze mores) ; quant aux poèmes dynastiques, leur caractère prestigieux est reflété par leur mode de récitation lent et solennel, « accroissant les écarts tonaux de manière à leur donner des intervalles quasi musicaux » (A. Coupez et Th. Kamanzi, 1970 : 160).

Enfin, chez les populations en contact plus ou moins influent avec le monde arabe, le recours à divers modèles métriques a ouvert de nouvelles voies à la versification. Toutefois, même là où la culture arabo-islamique s’est imposée, existait déjà une tradition de règles prosodiques obligées ; par exemple, à propos de la poésie swahilie où triomphent formes métriques fixes, modèles rythmiques rigides, et impératif de la rime, J. Knappert évoque pour certains genres poétiques de possibles influences persane et portugaise (rime et métrique syllabique) antérieures à l’arabe ; ainsi la poésie épique des utendi, qui est chantée et déclamée avec accompagnement instrumental, se coule dans des stances de quatre lignes de huit syllabes chacune et terminées pas une rime aaab ou aaaa, la dernière rime persistant tout au long du poème. Les multiples autres genres offrent un éventail de toutes les combinaisons jouant sur le nombre de syllabes par vers, le nombre de vers pas stance, la place de la césure et les successions et alternances de rimes, offrant ainsi une riche diversité qui fait de la poésie swahilie l’une des plus sophistiquées et des plus intéressantes.

Dans d’autres populations, comme chez les Peuls, à côté d’une poésie profane variée où la prosodie tient essentiellement au rythme de déclamation et à une manipulation extrême des effets stylistiques relevant de l’aspect phonique des mots, existe une poésie d’inspiration religieuse ou savante qui, inspirée directement des modèles arabes, recourt à une métrique quantitative, chaque vers étant constitué d’un nombre précis de pieds, définis eux-mêmes par une succession particulière de longues et de brèves, et marqué par une rime unique. On se trouve en présence d’une versification très rigide appliquée avec plus ou moins de bonheur selon le talent et la culture des poètes, mais aboutissant souvent à des œuvres remarquables d’un grand retentissement, leur valeur « littéraire » étant soutenue par leur énonciation chantée.

Il arrive aussi que, lorsque, au sein d’une même population, la poésie connaît ces deux orientations : populaire et savante, elle ait aussi, comme c’est le cas en Mauritanie, des expressions linguistiques différentes : la hassâniya et l’arabe classique et, en conséquence des règles prosodiques distinctes ; toutefois, si l’arabe est réservé à la poésie savante, la hassanîya, elle, finit par recouvrir un répertoire plus étendu allant du domaine religieux à l’inspiration épique ou amoureuse ; de même la prosodie y varie selon les genres : de la métrique classique arabe à un vers syllabique aux combinaisons multiples, de la rime unique à un système complexe ; ce dont témoigne un manuscrit datant du xixe siècle, où sont recensées les règles prosodiques de cette poésie (H . T. Norris, 1968, pp.155-193).

Quels que soient les traits définitoires de la poésie dans chacune de ces cultures, il est évident que c’est son caractère oral et « aural » qui lui assure sa qualité « poétique » : les plus pertinents de ces traits tiennent, l’un, à son type d’énonciation, avec tous les jeux de rythme et de voix, l’autre à la manipulation du matériau linguistique avec l’exploitation de la forme sonore des mots à travers toutes les figures de style. Entre ces deux pôles, la « versification » ouvre son éventail de formes, de la simple prose rythmée à la métrique la plus sophistiquée.

Christiane Seydou

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