Récit de voyage

 

Les frontières du récit de voyage sont poreuses et témoignent d’une certaine instabilité générique lié aux textes – pourtant très anciens – qui relatent des expériences vécues lors de pérégrinations plus ou moins lointaines. Autobiographie, notes historiques ou ethnographiques informent le plus souvent les textes et les termes qui les désignent portent la marque de cette complexité : dans le monde arabe, certains textes sont désignés comme tarikh (récits historiques) alors que le terme de rilha semble plus volontiers réservé aux récits de voyage mais celui de risala (lettre, message) est aussi utilisé, par exemple pour le fameux récit d’Ibn Fâdlan relatant son voyage chez les Bulgares de la Volga (ce voyage, est, de fait, une ambassade). Dans le monde swahili, un texte autobiographique comme la maisha de Tippu Tip relate avant tout des voyages et diffère peu dans son contenu d’autres récits désignés comme safari (voyage) ou khabar (rapport). Dans la sphère européenne, il suffit de songer à la fortune d’Hérodote auprès d’écrivains contemporains considérés comme « voyageurs » (ainsi Jacques Lacarrière, En cheminant avec Hérodote ou, plus récemment Ryszard Kapuscinski, Mes voyages avec Hérodote) pour souligner combien les écrits se nourrissent de multiples sources et modèles.

Si l’on veut cependant tenter une définition du genre, notamment dans ses premières manifestations, la notion de récit – et de récit autobiographique, effectivement vécu par celui qui raconte – domine, associé à l’idée de transmission de connaissances. Un récit de voyage pourrait ainsi être décrit comme un « récit rapportant des faits dignes d’être connus du plus grand nombre » et ce, le plus souvent, concernant des territoires considérés comme lointains au regard de la société de d’origine.

Cette définition souligne un genre dont le contenu informatif est fort, qui met en avant le lien entre littérature et savoir. La manière de conserver et faire circuler les informations variant selon les contextes, la question du mode de transmission est ici primordiale et influe sur nos connaissances : l’exemple du Devisement du monde, dicté par Marco Polo à Rusticello qui le fixe de manière écrite, en témoigne. Qu’en connaîtrions-nous aujourd’hui sans cette mise à l’écrit ? Le voyage n’étant pas l’apanage d’un peuple ou d’une culture, il est vraisemblable que nombre de récits ont dû circuler de manière orale et informer d’autres récits passés ou non à la postérité sans pourtant laisser de traces immédiatement identifiables. Dans la sphère swahili, au milieu du XIXème siècle, les récits caravaniers se transmettaient bien plus volontiers par oral que par écrit. La question du passage de la mémorisation d’informations à la transmission par écrit est donc intéressante : quelles sont les motivations qui poussent à consigner « sur le papier » les connaissances glanées en chemin ?

Les textes « canoniques » du genre – au premier chef, Le devisement du monde déjà cité – sont avant tout liés à l’économique et au politique, ce sont des témoignages liés à des ambassades diplomatiques et les informations rapportées – qu’elles soient avérées ou non – sont assez précieuses pour être conservées : Marco Polo organise sa relation autour de son séjour à la cour du grand Khan ; Ibn Fâdlan est envoyé en 921 par le calife de Bagdad al-Muqtadir dans ce qui est appelé le « pays des Bulgares ». La religion occupe également une place non négligeable dans les pérégrinations : dans la sphère arabe, un certain nombre de voyageur partent comme pèlerins vers la Mecque et dans cas d’Ibn Battûta, le voyage est conçu comme un voyage de découvertes des terres musulmanes dans le monde. Dans tous ces cas, les informations n’intéressent pas le seul voyageur, mais également la société d’origine, lorsque ce n’est pas directement le pouvoir en place.

Témoignage de la mise en contact des mondes et des hommes, le récit de voyage est un lieu privilégié de l’expression de la conscience de soi et des idéologies à l’œuvre – parfois également de leur remise en cause. Siècle de la révolution industrielle, des innovations technologiques et du développement des moyens de communication, le XIXème siècle voit logiquement la multiplication des récits d’exploration, liée à la pénétration et la colonisation progressive de nombreux territoires. En Europe, les récits, dont la part « scientifique » est au départ jugée essentielle (relevés topographiques et hydrométriques, établissement de cartes…), glissent progressivement vers le récit d’aventures, notamment après les succès retentissants du journaliste Stanley qui influencent durablement le genre (travail de la description des paysages ; dramatisation du récit). La place faite à la subjectivité devient plus importante en regard des informations factuelles transmises. Ce trait n’est pas forcément partagé dans les récits de voyages relatés en langues non-européennes.

En effet, le genre, déjà bien identifié dans le monde arabe, n’est pas l’apanage des seuls Occidentaux et les voyageurs qui sillonnent le monde sont nombreux : Mirza Isfahani Khan relate ses voyages (Asie, Afrique, Europe) en persan ; Rifat el Tawtâwi rédige en arabe L’or de Paris, qui relate son séjour à Paris (1826-1831) et les réflexions suscitées par une telle expérience. L’ottoman Ömer Lüfti rédige en turc un court témoignage de son séjour au Cap (1862-1866). En Afrique de l’est, des textes sont également suscités, en arabe et en swahili. Ainsi les textes du Shayk ‘Abd al-Aziz al-Amawi rédigés à la demande du sultan Bargash (ainsi le Tarikh Ruwuma mais aussi le Tarikh al-rilha ila barr al-Tunj li dawla al-‘aliyya) ou les Safari za Wasuaheli collectés par Carl Velten. Si les textes publiés sont bien le fruit de l’expérience d’informateurs et auteurs africains, leur mise à l’écrit se fait au sein d’une entreprise coloniale. Ce passage d’une tradition orale à une publication européenne et la manière dont cette dernière influe sur le récit est particulièrement visible dans les Safari za Wasuaheli. A ce titre, un des récits les plus intéressants de par son contenu et de par la réflexion qu’il donne des rapports entre savoir, oralité et écriture est sans doute l’ouvrage d’Ham Mukasa, rédigé en ganda et retraçant le séjour du katikiro (premier ministre) Apolo Kagwa à Londres, lors du couronnement d’Edouard VII. S’intéressant de près à la question de l’écriture et de la sauvegarde des traditions comme de la mémoire, le texte offre une mise en abyme intéressante de la transmission de l’information en relatant la palabre entre le premier ministre et les habitants lors de son retour à Kampala.

Le genre, aujourd’hui très prisé dans le monde occidental, semble avoir donné assez peu de développements écrits en langues non-européennes. Les récits de voyage s’écrivent sous toutes les latitudes, mais en privilégiant les modèles occidentaux où la part de la subjectivité est allée grandissante, développant un lien fort avec les écritures de soi.

Nathalie Carré

Bibliographie indicative

RICARD Alain (dir.) Voyages de découvertes en Afrique. Anthologie 1790-1890. Paris : Robert Laffont, 2000.

Voyageurs arabes (Ibn Fâdlan, Ibn Jubayr, Ibn Bâttuta et un auteur anonyme). Textes traduits, présentés et annotés par Paule Charles-Dominique. Paris : Gallimard, bibliothèque de la Pléiade n°413, 1995.

De la côte aux confins. Récits de voyageurs swahili (Mtoro bin Mwenyi Bakari, Sleman bin Mwenyi Chande, Abdallah bin Rachid, Selim bin Abakari). Textes traduits, présentés et annotés par Nathalie Carré. Paris : Cnrs éditions, 2014.

FONKOUA Romuald (ed.). Les discours de voyages. Afrique, Antilles. Paris : Karthala, 1999.

AL-AMAWI ‘Abd el Aziz. Tarikh Ruwuma. An account of the journey of 1879-1880 et Tarikh al-rilha ila barr al-Tunj li dawla al-‘aliyya al-‘arrabiyya al-sa’idiyya. Ms n°1345 et n°1346 de la collection des écrits du Shaykh conservés en Oman.

AL- TAHTAWI Rifâ’a. L’Or de Paris. Traduit de l’arabe par Anouar Louca. Paris, Sindbad – Actes Sud, coll. « La bibliothèque arabe »,‎ 1988.

Ibn FADLAN. Voyage chez les Bulgares de la Volga. Paris : Sindbad, 1988.

GEIDER Thomas. « Early Swahili Travelogues » dans Sokomoko : Popular Culture in East Africa, W. GRAEBNER ‘éd.). Amsterdam & Atlanta : Rodopi, p. 27-65.

KAPUCINSKI Ryszard, Mes voyages avec Hérodote. Traduit du polonais par Véronique Patte. Paris : Plon, 2008. Réédition poche : Pocket, 2008.

KHAN Mirza Isfahani, The Voyages of Mirza Abu Taleb Khan in Asia, Africa and Europe in the years 1799-1803, written by himself in the Persian Language. Londres: 1810 (2 vol.)

LACARRIERE Jacques. En cheminant avec Hérodote. Paris : Seghers, 1981. Réédition poche : Paris : Hachette, coll. « Plurielle », 2011.

LÜFTI Ömer. D’Istanbul à Cape Town : pérégrinations d’un turc en Afrique du Sud, 1862-1866. Traduit du turc par Xavier Luffin. Paris : L’Harmattan, 2010 (édition en turc moderne : Ümitburnu Seyahatnamesi. Istanbul, 1994)

MUKASA Ham. Uganda’s Katikiro in England: Being the Official Account of His Visit to the Coronation of His Majesty Edward VII. London: Hutchinson & Company, 1904. Réédition présentée et annotée par GIKANDI Simon : Manchester University Press, 1998.

POLO Marco. Le devisement du monde (également Le livre des merveilles et Le Millione). Edition poche : Paris : La découverte, 2011.

VELTEN Carl. Safari za Wasuaheli. Göttingen : Vandenhoeck & Ruprecht, 1901.

Réalisme

 

Dans son acception la plus large, cette catégorie esthétique renvoie à toute forme de représentation qui se refuse à idéaliser le réel et cherche au contraire à le reproduire « tel qu’il est ». Dans la littérature occidentale, le réalisme est devenue au 19e siècle une doctrine littéraire valorisant les histoires réelles, vécues, tirées de faits divers ou imaginées à partir d’une documentation historique poussée, mettant en scène des personnages ordinaires, aux comportements vraisemblables, inscrits dans des milieux minutieusement décrits dans un style impersonnel et objectif.

L’opposition du réalisme et du merveilleux a été largement sollicitée dans l’analyse occidentale des littératures orales africaines comme expression d’une déconnexion du réel de la part de sociétés primitives : un réalisme strict ne pouvait faire partie des intentions littéraires de peuples qui entretiennent un rapport magico-religieux au réel et le perçoivent au prisme du mythe. D’un point de vue endogène, cette opposition n’a pas de validité dès lors que le monde suprasensible est considéré comme relevant pleinement de la réalité. Il faudrait lui substituer la distinction entre les énoncés véridiques (mythes, épopées) et les énoncés mensongers (contes) sans que cette distinction ne préjuge des modalités de la représentation du réel qui est faite.

Pour autant, cela n’exclut pas l’identification de procédés stylistiques réalistes, notamment dans le conte, qui fait intervenir des personnages de la vie quotidienne. On pourra même avancer que les descriptions « réalistes » de certains personnages de mendiants, ou de vieillards, rencontrés par les héros de contes, sont fréquemment l’indicateur de la manifestation d’une puissance mystique.

Dans le champ des littératures écrites en langues africaines, la catégorie du réalisme a été revendiquée par de nombreux romanciers d’obédience marxiste, qui ont écrit, par exemple dans la Tanzanie de Nyerere, dans l’optique du réalisme social, ou plus largement selon les critères du réalisme balzacien. Un auteur francophone comme Sembene Ousmane qui a fait l’objet de traductions en kiswahili à la fin des années 70 est une référence importante pour de nombreux romanciers tanzaniens jusqu’à la fin des années 80. Des romans comme Dunia Mti Kavu de Mohamed Said Mohamed [1977] ou Kuli de Shafi Adam Shafi [1979], qui évoquent la grève des dockers du port de Zanzibar en 1948, peuvent être rapprochés des Bouts de bois de Dieu, le roman sur la grève des cheminots de la ligne Dakar-Niger en 1947, que Sembene Ousmane a déclaré inspiré de Germinal de Zola. La filiation littéraire de l’écriture réaliste est ici explicite. Un peu partout dans le continent, l’écriture du roman réaliste en langues africaines a été influencée par la production anglophone et francophone des années 50-80. Il est cependant intéressant de noter que Ngugi wa Thiong’o abandonne la stricte référence réaliste au moment où il fait le choix d’écrire en Gikuyu pour dans un premier temps dans le réalisme allégorique avec Caitaani mutharaba-Ini (Le Diable sur la croix) en 1980 et Matigari ma Njiruungi en 1986, puis dans le réalisme magique avec Mũrogi wa Kagogo (Wizard of the Crow) en 2004. L’évolution vers le réalisme magique, qui marque la production africaine francophone et anglophone à partir des années 80, s’impose également dans les romans en langues africaines au tournant des années 2000.

Xavier Garnier

Personnage

 

Du sens étymologique (persona) de « masque que porte l’acteur », le terme de personnage est rapidement passé à l’idée de rôle dans la distribution théâtrale. Le personnage existe donc en premier lieu comme incarnation dans les arts de la performance, qui rendent présents, de façon rituelle ou profane, les divinités, les figures ancestrales ou tout être susceptible de tenir un rôle dans une intrigue. Cet enjeu de la présence du personnage est central dans l’art du portrait en général et dans des genres oraux comme la devise, ces chants très brefs par lesquels on évoque de façon souvent allusive les traits d’un ancêtre prestigieux largement mythifié.

Acteur indispensable de tout récit, le personnage varie en fonction du rôle qu’il occupe au sein de celui-ci et ses caractéristiques comme son statut sont liés au genre littéraire dans lequel il est engagé. Entre le personnage de conte, humain ou animal, faiblement caractérisé mais fortement fonctionnel, le héros épique qui capte des forces à l’articulation de l’historique et du légendaire et les personnages mythiques, pris dans des réseaux de sens qui organisent les mondes habitables, la palette des personnages que les littératures orales du continent africain mettent à la disposition d’un imaginaire narratif du continent est très large. C’est ainsi que certains personnages de contes comme la « fille difficile », « araignée », d’épopées comme Soundiata, Chaka ou mythiques comme Ogoun ont pu échapper à leur genre originaire et être repris dans de multiples formes narratives.

Une des conditions d’existence littéraire des personnages tient à leur potentiel d’exemplarité, que celle-ci soit validée par le récit ou au contraire contrée. Il y a là une ligne de partage fréquemment relevée entre la littérature orale, plus encline à mettre en scène des personnages exemplaires, et la littérature écrite plus propice aux héros problématiques, voire à la mise en crise du personnage.

L’importance du récit didactique dans les littératures en langues africaines explique que le personnage soit davantage saisi dans sa dimension comportementale que dans sa dimension introspective. C’est dans son rapport à une situation sociale que le personnage est en ce cas envisagé. Les actions et les comportements des personnages font l’objet d’enseignements dans plusieurs genres oraux (contes, récits-énigmes), dans le théâtre d’intervention, dans le roman de mœurs ou les romans d’éducation.

Il faudrait faire la part de la perspective postcoloniale dans le fait que les personnages des littératures africaines aient souvent été perçus par les chercheurs comme porteurs des valeurs communautaires davantage que comme l’expression de singularités individuelles. L’identification des mondes africains (et plus généralement non occidentaux) comme constitués de société holistes où l’individu n’existe pas pour lui-même, mais par et pour la communauté, a certainement influencé la lecture qui a été faite des personnages dans les études littéraires africanistes.

L’identification de personnages allégoriques permet de dépasser l’alternative entre le personnage-individu singulier et le personnage-communauté holiste. Un certain nombre de personnages aux comportements hyper-individualistes des contes oraux, comme le trickster, ou « l’enfant terrible », rejoignent des principes impersonnels mettant en jeu les notions d’ordre/désordre, égoïsme/altruisme, etc. Tout autant que des enjeux de régulation sociale dans un contexte culturel précis, de nombreux personnages de ce type ont un impact transculturel et transnational, qui explique leur postérité littéraire mondiale. Un exemple pour finir de personnage roman dont l’aura a pu dépasser le cercle de réception directe de l’œuvre : l’écrivain kényan Ngugi wa Thiong’o se plaît à raconter que le personnage éponyme de Matigari (son deuxième roman écrit en kikuyu), un ancien combattant Mau Mau en quête de justice sociale dans le Kenya indépendant, a fait l’objet en 1986 d’une rumeur populaire sur les hauts plateaux kényans, rumeur qui aurait entraîné l’interdiction du livre par les autorités. Cet exemple d’une sortie du personnage hors de son univers fictionnel d’origine est très liée, selon Ngugi, à la langue utilisée pour l’écriture du roman dans la mesure où il a pu être fait des lectures publiques de ce texte dans les milieux populaires non alphabétisés. Cette évocation d’un personnage transfrontalier entre la fiction et la réalité peut servir d’aiguillon pour interroger plus avant le statut personnage dans les littératures en langues africaines.

Xavier Garnier

Performance

 

Le linguiste Noam Chomsky est le premier à avoir conceptualisé l’opposition entre la compétence linguistique et la performance. Si pour lui, le premier concept correspond au « savoir linguistique » du locuteur, le second s’attache à décrire la réalisation concrète de ce savoir dans des actes de communication, tant pour l’émetteur du message (son aptitude à formuler des phrases grammaticalement correctes) que pour le récepteur (sa capacité à comprendre ou à décoder le message).

Mais l’anthropologue linguiste Dell Hymes juge cette définition de la compétence trop restrictive, dans la mesure où la compétence syntaxique ne lui paraît pas suffisante pour la réussite de la communication. Selon lui, il nous faut également développer une maîtrise fonctionnelle du langage, ce qui implique un apprentissage social. Cette conception différente de la compétence entraîne une compréhension également différente de la performance : il s’agit alors d’agir en situation, et non plus seulement d’actualiser une connaissance.

Cette conception met en évidence les points suivants :

  • la performance est un événement incarné, situé dans le moment présent et non reproductible à l’identique ;
  • l’énonciateur comme les autres participants sont considérés comme des acteurs qui co-construisent la production et en portent la responsabilité. Une attention particulière doit dès lors être portée aux acteurs et à l’expérience ;
  • la performance comme action peut jouer des rôles sociaux différents que le chercheur doit prendre en compte (Kapchan 1995).

Dans le domaine de la littérature orale (appelé Folklore Studies aux Etats-Unis), le concept de performance apparaît dans les années 1960-1970 et devient rapidement un cadre d’analyse incontournable. Richard Bauman a sans doute le mieux réussi à définir le champ conceptuel de la performance, dans un cadre d’études qui comprend aussi bien les productions de l’oralité que des événements de communication (1977, 1986, 2001a). En France, l’ethnolinguiste Geneviève Calame-Griaule (1977, 1981) est la première à parler de performance, très vite suvie par le médiéviste Paul Zumthor (1983). Tous revendiquent l’abandon de la conception d’un texte figé – ou de variantes d’un « modèle » transmis à travers l’espace et le temps – au profit de celle d’un événement de communication ; ce qui signifie qu’il s’agit d’appréhender l’expression littéraire telle qu’elle est vécue, produite et reçue. La notion de performance devient alors un cadre d’analyse et un outil pour le chercheur, invité à prendre en compte les circonstances spatiales et temporelles, les modalités d’expression – verbale et non verbale –, les relations entre les participants selon leur statut, l’impact sur l’auditoire ou sur la situation, etc.

Ce cadre d’analyse est particulièrement pertinent pour analyser les répertoires oraux africains. Les œuvres qui les composent se disent pour la majorité d’entre elles de façon très ritualisée et les paramètres de cette ritualisation, précisément, construisent le sens dans et par la relation qu’ils entretiennent avec l’énoncé verbal proprement dit : statut des partenaires, temps et lieux de la performance, accompagnement musical, interdits éventuels, etc.

Dans le domaine de la littérature écrite, la notion de performance apparaît d’abord dans les recherches théâtrales, puisque ce genre littéraire est précisément destiné à être mis en situation sur une scène. Richard Schechner (1988), que l’on considère généralement comme le précurseur de cette approche et qui collabora avec l’antropologue Victor Turner, définit la performance au théâtre comme l’événement dans son ensemble, comprenant les acteurs comme les techniciens et le public. Elle se distingue de l’œuvre (drama), d’un script et du jeu spécifique des acteurs durant la pièce. Ce cadre d’analyse permet de remettre en question la prédominance du texte dans la pièce de théâtre et de questionner le statut du personnage ainsi que celui des spectateurs. Outre le théâtre, d’autres textes écrits seront par la suite abordés sous l’angle de la performance : que ces textes aient pour source des performances (nous parlons ici non pas de transcriptions, mais de créations) ou qu’ils donnent lieu à des performances (lectures de poésie et adaptations orales de textes écrits).

Peut-on aller plus loin et considérer l’écriture en elle-même comme une performance dans la mesure où l’acte d’écriture est une pratique sociale, incarnée par un auteur, inscrite dans un contexte socioculturel et une situation de communication spécifiques et pensée en fonction de ceux à qui l’on s’adresse ? N’est-ce pas un outil opératoire pour comprendre ce qui se passe lorsqu’on participe à des ateliers d’écriture, lorsqu’un écrivain tire au sort des termes pour rédiger en public un texte, ou encore quand les surréalistes s’essayaient à l’écriture automatique ?

Pour ce qu’il en est de la production écrite en langues africaines, les auteurs qui font le choix militant d’écrire dans une des langues africaines privilégient généralement l’écriture de textes susceptibles d’être oralisés, comme le théâtre, la poésie ou les nouvelles. Ces stratégies redonnent alors du sens au concept de performance et s’expliquent par la faiblesse d’un lectorat potentiel : seule seule une minorité suffisamment alphabétisée peut en effet lire une œuvre, une minorité plus réduite encore lorsqu’il s’agit de la lire en langues africaines, dans la mesure où ces dernières sont rarement enseignées à l’école et où une certaine aliénation conduit les lecteurs potentiels à considérer cette production avec condescendance, sinon avec mépris.

Sandra Bornand

Bibliographie

BAUMAN Richard, 1977, Verbal Art as Performance, Prospect Heigts, Waveland Press.

BAUMAN Richard, 1986, Story, Performance, Event. Contextual Studies of Oral Narrative, Cambridge University Press.

BAUMGARDT Ursula et Jean DERIVE (éds), 2008, Littératuresorales africaines. Perspectives théoriques et méthodologiques, Paris, Karthala.

BORNAND Sandra & Cécile Leguy (éd.), à paraître, Compétence et Performance. Perspectives interdisciplinaires sur une dichotomie classiques, Paris, Karthala.

CALAME-GRIAULE Geneviève, 1970, « Pour une étude ethnolinguistique des littératures orales africaines », Langages n°18, pp. 22-47.

CALAME-GRIAULE Geneviève (éd.), 1977, Langage et cultures africaines. Essais d’ethnolinguistique, Paris, Maspero, pp. 303-364.

CHOMSKY Noam, 1955, The Logical Structure of Linguistic Theory, Cambridge MA, M.I.T.

FINNEGAN Ruth, 1992, Oral Traditions and the Verbal Arts. A Guide to Research Practices, Londres, Routledge.

FINNEGAN Ruth, 2007, The Oral and Beyond. Doing Things with Words in Africa, Oxford/Chicago/Pietermaritzburg, James Currey, University of Chicago Press et Universty of Kwa-Zulu-Natal Press.

HYMES Dell, 1971, Competence and Performance in Linguistic Theory, in Huxley Renira et Ingram Elisabeth (éds), Language Acquisition. Models and Methods, Londres/New York, Academic, pp. 3-28.

HYMES Dell, 2001, On Communicative Competence in DURANTI Alessandro (éd.), Linguistic Anthropology. A Reader, Malden, Blackwell, pp. 53-73.

SCHECHNER Richard, 2003 [1977], Essays on Performance Theory, New York, Ed. Routledge.

ZUMTHOR Paul, 1983, Introduction à la poésie orale, Paris, Seuil.

Roman

 

Parmi les genres littéraires écrits, le roman est celui qui pose le plus de problèmes de définition, tant il semble polymorphe et prompt à transgresser toutes les règles formelles qu’on a pu lui assigner. Selon la définition la plus consensuelle un roman est un récit de fiction généralement écrit en prose et assez long pour ne pas être considéré comme une nouvelle. Pas de critère intangible donc, mais plutôt un horizon de reconnaissance, pour un genre éminemment mouvant et transgressif, qui peut servir en fonction des contextes à véhiculer des messages de nature très variée. On s’accorde généralement à voir le roman comme un genre d’importation dans le contexte africain, arrivé dans le bagage de la colonisation et en particulier des missions protestantes qui, au 19e siècle, ont eu largement recours à lui pour changer les comportements sociaux dans le sens des exigences du christianisme. La grande plasticité du roman lui a permis d’intégrer à la fois les discours de la tradition orale et les citations bibliques dans des textes hybrides qui sont par ailleurs le plus souvent d’intéressantes expérimentations sur le passage à l’écriture. L’œuvre romanesque de Thomas Mofolo, tout entière écrite en sesotho au début du 20ème siècle, naît de cette matrice missionnaire avant de rendre son autonomie. Son roman Chaka, qui paraît en 1925, reprend la geste du fondateur de la nation zoulou en faisant de ce héros épique un personnage problématique engagé dans la spirale mortifère du pouvoir. Ce texte majeur est considéré comme un classique du roman africain. L’expansion du roman au tournant des indépendances est, par exemple dans le cas du roman swahili ou du roman shona, liée à des programmes d’institutionnalisation des langues et à la constitution de corpus de prose narrative en milieux scolaires. La conquête du roman dans les langues africaines est devenu un enjeu important de la lutte contre l’influence des grandes langues coloniales qui dominent actuellement la production romanesque continentale. Le remarquable développement du roman swahili en Tanzanie depuis la fin des années 60 et la décision du romancier kenyan Ngugi wa Thiong’o de ne plus écrire qu’en gikuyu à la fin des années 70 marquent des étapes importantes vers une ouverture mondiale du roman en langues africaines. Parallèlement, un roman populaire s’est développé à partir des années 80 comme les romans d’amour hausa (littattafan soyayya) ou, plus récemment, le roman policier zulu en Afrique du Sud.

Xavier Garnier

Bibliographie indicative

ANDRZEJEWSKI, B. W. et al., eds. Literatures in African Languages: Theorical Issues and Sample Surveys, Cambridge, Cambridge University Press, 1985, 672 p.

BARBER, Karin, Africa’s hidden histories: everyday literacy and making the self, Bloomington, Indiana University Press, 2006.

BARBER, Karin, The Anthropology of texts, persons and publics. Oral and written culture in Africa and beyond, New-York, Cambridge University Press, 2007.

GARNIER, Xavier et Alain RICARD, L’effet roman. Arrivée du roman dans les langues d’Afrique, Paris, L’Harmattan, « Itinéraires et contacts de cultures, n°38 », 311p.

GARNIER, Xavier, Le roman swahili. La notion de littérature mineure à l’épreuve, Paris, Karthala, 243p.

GÉRARD, Albert, 1981, African Language Literatures : An Introduction to the Literary History of Sub-Saharan Africa, Harlow (Essex):Longman, 398 p.

KAHARI, George, The Rise of the Shona Novel, Gweru (Zimbabwe), Mambo Press, 1997, 196 p.

NGUGI WA THIONG’O, Decolonising the Mind: the politics of Language in African literature, London, James Currey, 1986.

RICARD, Alain, Littératures d’Afrique noire, des langues aux livres, Paris, CNRS editions/ Karthala, 1995.

Panégyrique

 

Du grec panêgurikos (de pan « tout » et aguris « rassemblement, foule »), le terme « panégyrique » désigne tout discours d’apparat énoncé en public. A l’époque classique, les discours panégyriques étaient marginaux, dans la mesure où ils étaient principalement délibératifs et pas nécessairement laudatifs. Pernot (1993) voit une innovation dans la présence plus importante que prend l’éloge dans le Panégyrique et le Panathénaïque d’Isocrate. Et le discours panégyrique n’est devenu un type oratoire laudatif que sous l’Empire romain. Les théoriciens du genre épidictique refusaient toutefois de le considérer comme tel et le définissaient comme un discours prononcé dans une fête, une réunion.

Le panégyrique conçu comme concept de littérature générale permet, d’une part, d’interroger les littératures orales et écrites en langues africaines et, d’autre part, de mettre en évidence – dans la perspective d’une analyse transculturelle – des « airs de famille » et de construire des ponts entre des pratiques littéraires appartenant à des genres et cultures différents. On remarque ainsi l’importante présence de discours panégyriques dans les littératures orales africaines, présence qui s’explique par le fait qu’un individu n’existe, n’est reconnu que s’il est loué en public Ces pratiques sont courantes encore aujourd’hui : qu’on se rappelle les griots mandingues sollicités pour chanter les louanges d’une personne à la radio ou les jeunes universitaires d’Afrique australe qui invitent des artistes pour qu’ils les célèbrent lors de la remise de leur diplôme. Les références aux discours panégyriques écrits en langues africaines sont rares ; mais l’on ne sait si c’est parce que la diffusion écrite d’une réputation est bien moins efficace que celle qui est énoncée en public (étant donné la faiblesse du lectorat potentiel), ou si c’est parce que les chercheurs travaillant sur les littératures écrites en langues africaines ne se sont pas intéressés à cet aspect. On note la présence de nombreux panégyriques religieux, qu’ils soient adressés au Prophète Mohamed, à des leaders musulmans ou à des saints chrétiens. Pensons au poème Hamziya (1652) écrit en swahili par Sayyid Aidarusi Bin Uthaima (une traduction du panégyrique à la gloire du Prophète écrit par le poète égyptien du 13ème siècle Al-Busir), au Wakar Muammadu (env. 1845) écrit en hausa par Asim Degel, un poète de Kano, au Sifofin Shehu, « Attribut du Cheikh » dédié à Ousmane Dan Fodio, traduit en hausa à partir d’un texte peul, ou encore aux melke, sortes de « blasons » écrits en guèze qui vénèrent un saint (mais, dans ce cas, on peut se demander si ce ne sont pas des poèmes d’abord oraux conservés par écrit et ayant le même statut quelque part que les transcriptions des épopées swahili que nous avons citées précédemment).

Parmi les discours panégyriques, on peut opérer différentes distinctions selon le type d’énonciateur (s’agit-il d’un auto-panégyrique dit par l’intéressé lui-même ou d’un panégyrique dit pour un tiers ? quel est le statut social de ces différents énonciateurs ?), l’objet de l’éloge (est-ce un individu ou un collectif qui est loué ? le panégyrique porte-t-il uniquement sur des êtres humains ou vise-t-il des entités non-humaines à l’instar des génies, des animaux, voire de lieux ?), les modalités de communication (le panégyrique est-il déclamé, chanté, accompagné ou non de musique ? un simple air musical peut-il être le vecteur d’un panégyrique ?). On peut également se demander si le destinataire du panégyrique est directement loué ou si l’on passe par des objets transitoires, comme quand les bergers peuls louent leurs vaches pour se glorifier.

Reprenons quelques-unes des ces interrogations à partir d’exemples tirés des littératures orales et écrites en langues africaines :

  • Les auto-panégyriques semblent plus rares que les panégyriques énoncés pour un tiers. Citons pour les premier, sans vouloir être exhaustif, les ibyivugo des Tutsi du Rwanda, les lebôkô des Tswana du Bechuanaland, les lifela des travailleurs migrants du Basotho, ou encore les jammooje na’i des bergers peuls du Mali. Pour les seconds, on pense aux griots généalogistes qui louent les aristocrates dans les sociétés ouest-africaines (le fasa mandingue par exemple), mais ceux-ci ne sont pas les seuls à composer des discours panégyriques au profit de tiers ; on citera entre autres exemples les panégyriques hagyiographiques des Peuls, les chants kàsàlà des Luba, les izibongo des Zoulou, où un barde, habillé d’un costume mêlant fourrure, plumes, queues d’animaux etc., récite – en dramatisant par la voix et la gestuelle – l’éloge des chefs et des notables. On peut encore citer les taasu des femmes wolof, poésie tantôt élogieuse, tantôt moqueuse que les femmes déclament accompagnées de tambours, de calabasses ou de bols en étain. Quant aux lisotho des chefs du Basotho, ils peuvent être énoncés soit par le chef lui-même soit par un poète qui souhaiterait louer ce dernier. Dans les littératures écrites, on trouve des panégyriques de tiers (par exemple, le poème écrit en peul de Jawo Pellel, éloge du chef du Fouta Jalo Almami Ibrahima Dara), mais à notre connaissance on ne trouve aucun auto-panégyrique.
  • Le panégyrique peut être individuel, c’est-à-dire adressé à un individu ou parfois à une famille, mais dans la devise patrimoniale et répertoriée, cet individu n’est jamais loué pour ses qualités personnelles mais pour son appartenance à une famille ou à un groupe prestigieux par les hauts faits de ses ancêtres. Pensons pour la littérature orale aux jammore des Peuls ou aux ize zamu (éloge d’enfant) des Songhay et des Zarma (dans ce cas, l’enfant est loué à travers des homonymes célébres). Concernant la littérature écrite, on trouve des poèmes écrits dédiés à des hommes importants comme ceux écrits en peul ( ?) par Ahijo Bello dou Kerol sur le Président du Cameroun Ahijo ou ceux rédigés en hausa par Buba mai Jarida’s qui loue des bouchers, des chauffeurs ou de belles femmes. Le panégyrique peut également être collectif, à l’image du récit épique qui réfère à une communauté plus ou moins large (par exemple, l’épopée de Soundiata Keïta). Dans la poésie comme dans les romans, on trouve également des panégyriques écrits et adressés à la collectivité. Citons entre autres Wakar maraba da soja, littéralement « chant d’accueil aux soldats », ou wa Watumwa (« La libération des esclaves »). Le premier est écrit par le poète hausa Sa’adu Zungur qui loue l’héroïsme des troupes du nord Nigeria rentrées au pays à la fin de la Deuxième Guerre Mondiale. Le second est un roman swahili de James Mbotela Uhuru – qui accumule les termes panégyriques – et qu’Euphrase Kezilahabi qualifie pour cela de maadili (« chant de louange »).
  • Selon les sociétés, les objets d’éloge ne sont pas seulement humains, mais peuvent être aussi être des génies, des animaux – notamment des bovins dans les sociétés pastorales (pensons aux jammooje, où les jeunes bergers peuls déclament à toute vitesse des poèmes louant leurs vaches) – des lieux et des objets comme chez les Shona du Botswana. Les panégyriques écrits – s’ils portent le plus souvent sur des hommes – peuvent eux aussi porter sur des objets. C’est ainsi que Hamaseyo Gire (né vers 1905 ?) loue dans un poème écrit en peul la bicyclette, l’avion ou le train.
  • La parole n’est pas le seul vecteur possible du panégyrique, et la musique peut jouer un rôle important, soit dans son articulation avec la parole, soit que celle-ci est utilisée seule ( les travaux de Christiane Seydou sur les devises peules, ou ceux de Junzo Kawada sur les panégyriques tambourinés des Mossi).
  • Les auteurs écrivant en langues africaines insèrent parfois, ou s’appuient dans leurs écrits sur des panégyriques oraux. Ainsi Thomas Mofolo, dans son roman Chaka écrit en sotho, insère un izibongo dans sa langue originale, soit le sessouto, qui diffère pourtant fortement de la langue du roman. Dans L’homme qui marchait vers le soleil, ce même auteur insère des morceaux écrits de poésie d’éloge de vaches des Basotho au Lesotho. Ces citations ne font toutefois pas de ces romans des panégyrique – l’écrivain posant par exemple dans Chaka un regard à la fois admiratif et critique sur son héros. Avec Le relève-goût des pommes de terre, Alexis Kagame va un peu plus loin, puisqu’il prend appui sur la poésie d’éloge des vaches au Rwanda pour écrire son éloge du cochon et propose ainsi – par le détournement – un texte satirique.

Sandra Bornand

Bibliographie

ANDRZEJEWSKI Stanislaw, PILASZEWIC Stanislaw et Witold TYLOCH (éds), 1985, Literatures in African languages : theoretical issues and sample surveys, Cambridge, New York, Cambridge University Press.

BAUMGARDT Ursula et Jean DERIVE, 2008, Littératures orales africaines : perspectives théoriques et méthodologiques, Paris, Karthala.

BORNAND Sandra, 2005, Le discours du griot généalogiste chez les Zarma du Niger, Paris, Karthala.

FAÏK-Nzuji M. Clémentine, 1974, Kasala. Chant héroïque luba, Lubumbashi, Presses Universitaires du Zaïre.

GARNIER Xavier, 2006, Le roman swahili : la notion de littérature mineure à l’épreuve, Paris, Karthala.

KAGAME Alexis, 2004, Le relève-goût des pommes de terre (Indiyohesha-Birayi), Paris, Classiques Africains.

KAWADA Junzo, 1981, « Le panégyrique royal tambouriné Mosi, un instrument de contrôle idéologique », Revue française d’histoire d’outre-mer, vol 68, n°250-253, p. 131-153.

KAWADA Junzo, 2002, Genèse et dynamique de la royauté : les Mosi méridionaux (Burkina Faso), Paris, L’Harmatta (coll. « Etudes africaines »).

MBOTELA James, 1959 [1ère éd. 1934], Uhuru Wa watumwa (Freedom for the Slaves), Nairobi, Nelson [1956, The Freeings of Slaves, Londres, Evans Brothers Limited].

MOFOLO Thomas, 1907, Moeti oa bochaleba [traduction du sesotho par Victor Ellenberger, L’homme qui marchait vers le soleil, 2003, Bordeaux, Ed. Confluences].

MOFOLO Thomas, 1925, Chaka [traduction du sesotho par Victor Ellenberger, Chaka. Une épopée bantoue, 2010 [1ère éd. 1940], Paris, Gallimard (coll. « L’imaginaire »].

NCUBE Elizabeth, 2009, « Louange à Mbuya Nehanda [traduit en français d’après la traduction en anglais de Thoko Remigia Makhanya] », in Margareth J. Damond (éd.) Des femmes écrivent l’Afrique. L’Afrique autrale, Paris, Paris, Karthala, p.625-632

PERNOT Laurent, 1994, La Rhétorique de l’éloge dans le monde gréco-romain, Paris, Institut d’études augustiniennes (Collection des études augustiniennes).

COLL., 1984, Littérature et société, Politique africaine n°13.

RICARD Alain, 1995, Littératures d’Afrique noire : des langues aux livres, Paris, CNRS & Karthala.

Sayyid Aidarusi Bin Uthaima, Hamziya.

DANDATI Abdulkadiri (éd.), 1978, The Poetry, Life, and Opinions of Sa’adu Zungur, Bayero University, The Northern Nigerian publ.

SEYDOU Christiane (éd.), 1972, Silâmaka et Poullôri. Récit épique peul raconté par Tinguidji, Paris, Armand Colin (coll. Classiques Africains).

SEYDOU Christiane (éd.), 1991, Bergers des mots, Paris, Classiques Africains.

TCHOKOTHE Rémi Armand, 2014,Transgression in Swahili Narrative Fiction and its Reception, Vienne, Zürich, Berlin, LIT Verlag.

YARO YAHAYA Ibrahim, 1978, Language and Literature in Hausa : Proceedings of the First International Conference on Hausa Language and Literature held at Bayero University, Kano, July 7-10, 1978, Bayero University, Center for the Study of Nigerian Languages.

Nouvelle

 

En français, le terme nouvelle désigne un récit narratif bref qui, dans sa forme publiée, se présente souvent comme une collection d’histoires réunies dans un recueil. De taille à peu près équivalente à celle du conte populaire, elle se distingue de ce dernier dans la mesure où son intrigue n’est pas directement reprise d’un répertoire patrimonial, même si elle entretient parfois des liens de connivence avec ce répertoire. Ces récits inventés, qui peuvent être ou non merveilleux ou fantastiques, se situent en principe dans un cadre spatio-temporel plus défini que celui du conte populaire. Si le terme a pu, au cours de l’histoire littéraire, s’appliquer à des œuvres anonymes (ainsi au Moyen Age Les cent nouvelles nouvelles), dans son acception moderne, le genre implique un auteur, inventeur de ses histoires qui, dans le cadre de l’intertexualité, peuvent néanmoins puiser à différentes sources. C’est l’existence de cet auteur attesté qui distingue aussi la nouvelle de l’histoire « de rumeur » qui, par définition, est quant à elle anonyme. Il n’empêche que les termes « nouvelle » et « conte » (mais selon une acception plus générale que celle de conte populaire) sont très proches et que, dans l’usage littéraire, ils ont pu souvent référer au même type d’objet : ainsi en va-t-il des Contes de Maupassant, des Contes cruels de Villiers de l’Isle Adam… Michel Tournier, quant à lui, inscrit deux de ses recueils de récits (Le Coq de bruyère et Le médianoche amoureux) sous la rubrique « contes et nouvelles », façon de suggérer l’équivalence entre les deux termes.

L’application de ce concept à la production littéraire en langues africaines ne va pas de soi. La difficulté, en l’occurrence, tient au fait que ce genre moderne et importé en Afrique par le biais des langues de colonisation, n’a pas de mot propre pour le désigner dans les langues locales[1], pour la bonne raison que cette réalité n’existait tout simplement pas. Lorsqu’il n’y a pas de terme propre pour désigner ce type spécifique de récit dans la langue d’expression de l’auteur (cas le plus fréquent), celui-ci a généralement recours, pour inscrire son œuvre dans une catégorie générique, soit au terme de la langue coloniale qui a importé la chose (nouvelle, short novel…) qu’il laisse intact, soit à un lexème de sa langue qu’il estime proche du concept de nouvelle et, très souvent, il choisit alors le mot qui, dans cette langue, sert à désigner le conte populaire oral. La présence d’un tel mot, dans une préface ou sur la couverture, ne doit pas abuser. La réalité à laquelle il renvoie en l’occurrence est en effet différente de celle de son référent sémantique habituel et n’est utilisé alors que par approximation métonymique.

Dans la mesure où l’ambition de l’encyclopédie est de classer le corpus enregistré par genres, il conviendra donc d’être vigilant. Sous la même rubrique générique, faute d’un lexique approprié dans la langue africaine, pourront se retrouver des œuvres qui, en réalité, relèvent de genres différents. Cela risque d’être encore assez fréquent dans le cas de la nouvelle. La responsabilité du chercheur est donc importante. C’est en fonction des propriétés objectives des œuvres – et pas seulement en fonction du nom qui leur a été donné par défaut dans la langue africaine – qu’il devra déterminer quel est leur genre et les classer en conséquence selon les critères en cours dans les études littéraires générales et comparées.

Jean Derive

 

[1] Sauf en de rares cas où, pour certaines langues, des commissions linguistiques travaillent à enrichir le lexique par la création de néologismes destinés précisément à rendre compte de ces réalités nouvelles. Mais le plus souvent ces néologismes sont peu utilisés et restent inconnus de la grande masse des usagers.

Narrateur

 

En critique littéraire, on appelle « narrateur » une instance textuelle d’énonciation, réelle ou fictive, qui est supposée prendre en charge tout ou partie d’un récit, c’est-à-dire une catégorie générique de la production littéraire. Un même récit peut en effet avoir plusieurs narrateurs. On sait depuis les nombreux travaux en narratologie (en particulier Genette, Todorov, Barthes etc.) que cette instance textuelle ne doit pas être confondue avec l’auteur et qu’elle peut se présenter sous la forme de mises en scène très diverses : narration homodiégétique (le narrateur est l’un des protagonistes de l’histoire racontée), narration hétérodiégétique (le narrateur est extérieur à l’histoire relatée), avec pour chacune de ces deux catégories, une infinité de cas de figure qui ont été détaillés dans les travaux de Gérard Genette. Dans le cas de la narration hétérodiégétique notamment, ce narrateur peut-être caché (degré zéro de l’instance narrative) et tout-puissant (il sait tout du récit, y compris les motivations intérieures des personnages) ou au contraire manifester une certaine présence textuelle, ce qui limite généralement son omniscience.

Dans les récits littéraires produits dans des langues africaines, le modèle dominant est celui d’une narration hétérodiégétique au degré zéro, c’est-à-dire que le plus souvent l’instance narrative – omnisciente – n’apparaît pas textuellement : ainsi en va-t-il des mythes, des épopées (excepté dans les ouvertures qui présentent parfois l’interprète et la tradition dont il se réclame, mais il s’agit alors d’un avant-récit, un peu comme une sorte de préface), des chroniques historiques, des contes où on entre de plain pied dans le récit : « Il était une fois un roi… ». Il est vrai toutefois qu’en oralité la présence physique d’un exécutant impose la perception d’un narrateur réel même si ce dernier est textuellement effacé. Dans le cas particulier du conte ou de récits de chasseurs, il peut arriver cependant (mais ce n’est pas le cas de figure dominant, loin s’en faut) que le conteur se mette en scène comme témoin, voire comme protagoniste de l’histoire qu’il est en train de narrer, faisant alors intervenir la première personne grammaticale.

Pour ce qui est des récits écrits, lorsqu’il s’agit de romans et de nouvelles, c’est encore le même mode de narration à degré zéro qui domine : l’histoire nous est donnée comme une réalité objective que rien ne vient relativiser. La subjectivité des points de vue n’étant pas le fort des traditions culturelles africaines, rien d’étonnant à cela. Cette tendance est encore renforcée par le fait qu’une bonne partie de cette littérature narrative est didactique et que le récit est prétexte à la diffusion de valeurs qui ne sont pas à discuter. Il convient toutefois de signaler, dans la production écrite récente, l’émergence de récits de vie à caractère autobiographique qui ont introduit un mode de narration homodiégétique et qui font plus de place à la subjectivité

Jean Derive

Merveilleux

 

Comme pour le fantastique, le merveilleux, dans son acception interculturelle d’origine occidentale, est une qualité que l’on prête à des énoncés faisant intervenir des événements invraisemblables du point de vue de l’expérience positive et relevant du « surnaturel » et du « magique ». C’est ainsi que, dans leur classification du conte populaire oral à prétention universelle, Aarne et Thompson ont introduit une catégorie « conte merveilleux », catégorie reprise plus tard par Propp pour proposer sa « morphologie » du conte. Mais à la différence de la littérature fantastique, la littérature merveilleuse propose un pacte de lecture selon lequel est tenue pour acquis l’existence d’un monde surnaturel agissant et clairement visible. Elle projette donc le lecteur ou l’auditeur dans un autre univers, imaginaire, sous forme d’une invitation au rêve et à la fantaisie. Cette propriété du texte n’a donc plus rien d’étrange ni d’angoissant et est plutôt destinée à « l’émerveillement », terme qui est précisément fondé sur la même racine.

Le mot français merveilleux a pu s’appliquer dans l’histoire littéraire aussi bien à propos du conte (contes de fée comme on dit encore) que de l’épopée (à propos de laquelle il s’agit d’une catégorie souvent mise en évidence par la doxa critique), du théâtre (Le songe d’une nuit d’été et autres fééries), voire du roman (du roman de chevalerie aux fantaisies modernes).

Pour les mêmes raisons que celles avancées à propos du fantastique, en Afrique, dans la mesure où les phénomènes supra-sensibles ne sont plus vraiment considérés comme « sur-naturels » et « extra-ordinaires », le concept de merveilleux n’a plus guère lieu d’être, excepté peut-être sous la forme hyperbolique qu’il prend parfois dans l’épopée et qui peut encore susciter un certain « émerveillement ». Il devra donc être utilisé avec la plus grande précaution.

Jean Derive

Littérarité

 

Ce terme désigne la qualité spécifique d’un énoncé auquel un certain nombre de propriétés de forme et de contenu est censé lui conférer le statut de « littéraire ». Mais cette notion de « littéraire » et de « littérature » n’est pas universelle et, en tout cas, elle est susceptible de renvoyer à des réalités assez différentes selon les types de cultures, comme l’ont montré maints travaux de littérature générale et comparée.

Qu’en est-il pour ce qui concerne l’Afrique ? Peut-on dire qu’il existait, avant la colonisation, la conscience chez les autochtones d’un champ spécifique du discours qu’on pourrait mettre en équivalence, même approximative, avec ce qu’en France (et plus largement en Occident) on nomme littérature ? L’émergence dès la fin du XIXe siècle du terme littérature orale, qui, malgré son paradoxe oxymorique s’est imposé depuis lors[1] pourrait laisser supposer qu’il en va ainsi. On peut toutefois se demander s’il ne s’agit pas d’un malentendu dû à une projection ethnocentriste. L’expression est née en effet d’un point de vue exogène, étant au départ le fait de chercheurs appartenant à l’univers du colonisateur. Et, la plupart du temps, les commissions linguistiques chargées d’enrichir le lexique des langues africaines pour mieux l’adapter au monde moderne sont embarrassées lorsqu’il s’agit de proposer un équivalent au mot « littérature ».

En outre, à supposer qu’un tel domaine existe dans la culture orale précoloniale, encore faut-il en tracer les frontières dans le champ du discours. Toute tradition orale est-elle littéraire ? Le caractère patrimonial et l’existence de répertoires sont-ils des conditions suffisantes pour faire de l’ensemble des énoncés de cette tradition des objets littéraires ? Y a-t-il des types de discours qui, sans se référer à un répertoire préexistant, relèvent d’un art de la parole, susceptible d’être comparé à l’art littéraire ?

Plusieurs niveaux de réponse ont été apportés à ces questions. D’un point de vue exogène, plusieurs chercheurs (Finnegan, Ong, Derive…) ont fait observer que, pour ce qui concernait la tradition orale, la référence à un répertoire ou, [dans la cas de la création d’œuvres nouvelles], à des conventions canoniques, sans être peut-être une condition suffisante pour établir incontestablement la littérarité des énoncés, était néanmoins un critère qui tirait ceux-ci du côté de la qualité littéraire. En effet, la littérature se caractérise, entre autres, par une création s’inscrivant dans une tradition patrimoniale (même lorsque c’est pour la transgresser) et par des canons génériques par rapport auquel l’auteur doit se situer. Cette thèse est encore renforcée par les remarques des stylisticiens héritiers de la théorie formulaire de Milman Parry, tels que Lord, Jakobson, Bogatyrev, Ong… Tous ont insisté sur le fait que, dans les sociétés de culture orale, il ne saurait y avoir de tradition sans poétique dans la mesure où le discours à retenir et à inscrire dans le répertoire d’un genre identifié devait nécessairement prendre une forme facilement mémorisable au moyen d’un certain nombre de procédés connus : répétitions, parallélismes, antithèses, chiasmes, anaphores, assonances etc. Ce style « formulaire », pour reprendre l’expression de Parry à propos des poèmes homériques, est très caractéristique des énoncés de la tradition orale africaine. Ce travail stylistique, qui trouve son fondement dans la célèbre formule de Ong « Think memorable thoughts » contribue donc à la conscience d’un art verbal qui n’est pas étranger à l’idée de littérature.

D’ailleurs, ce point de vue est confirmé par des explorations ethnolinguistiques sur les taxinomies des langues locales qui ont mis au jour que beaucoup de ces langues disposaient de mots ou d’expressions formant des paires discriminantes pour catégoriser le champ de leur activité discursive (moose, dioula, vili, kassim, tupuri etc.) et que, dans la catégorisation ainsi obtenue, était délimité un champ opposant des paroles claires (i. e. immédiatement accessibles) à des paroles enrobées et surcodées par des procédés d’expression, qu’il convenait de « décortiquer ». (Voir à ce propos, U. Baumgardt et J. Derive : Littératures orales africaines. Perspectives théoriques et méthodologiques, ch. 5, pp. 117-122). Il est évident que ce champ du discours surcodé au moyen de procédés stylistiques n’est pas sans rappeler le propre de l’énoncé littéraire.

Cela signifie donc que lorsque le concept de littérature a été importé en Afrique avec la colonisation, il n’est pas arrivé en terrain vierge et que l’élite africaine qui s’en est emparée –   pour lire des œuvres et/ou pour en créer – disposait déjà de points de repère dans sa propre culture qu’il s’est agi simplement d’ajuster. Pour ce qui est de la création – à la différence de la consommation qui, en l’absence de traductions ne pouvait se faire qu’en langue européenne – cet ajustement pouvait suivre deux voies : créer une œuvre littéraire en langue européenne ou dans la langue africaine locale (de terroir ou véhiculaire).

C’est assez logiquement d’abord dans les langues européennes par le vecteur desquelles cette littérature était arrivée que les auteurs africains ont investi ce nouvel horizon culturel. Pour embrasser une réalité nouvelle, rien d’étonnant à ce qu’on sacrifie à toutes ses caractéristiques, y compris linguistiques. Mais très vite, ainsi que l’a montré l’histoire littéraire, les auteurs ont pris conscience du risque d’aliénation que leur faisait courir ce choix linguistique. De ce fait, beaucoup ont ressenti le besoin de donner à leur œuvre une marque identitaire propre et, dans cette quête, la référence à la littérature orale, sous une forme ou sous une autre, a été un moyen privilégié.

Certains, toutefois, ont voulu aller plus loin dans l’intégration de ce nouveau champ venu d’ailleurs à leur propre culture. Ils se sont alors servis de leur langue locale pour l’investir. En faisant un tel choix, la question de l’empreinte identitaire ne se posait plus dans les mêmes termes, puisque la première marque d’identité d’une œuvre littéraire c’est sa langue. C’est pourquoi, paradoxalement, les références aux œuvres de littérature orale comme stratégie identitaire sont moins marquées dans les œuvres écrites dans une langue africaine que dans celles qui ont été écrites dans une langue européenne. Elles n’en existent pas moins mais de façon moins emblématique. C’est surtout la référence au proverbe qui demeure très importante dans cette littérature écrite dans les langues africaines. On ne s’en étonnera pas dans la mesure où, en Afrique, s’exprimer par proverbes est un indice de culture très important.

Il ne fait pas de doute que ces œuvres narratives, dramatiques ou poétiques conçues dans une langue africaine entendent bien s’inscrire dans le champ de la « littérature » dont elles revendiquent les formes génériques. Un tel choix est à la fois un véritable défi stylistique (dans la mesure où il n’existait jusqu’ici aucune tradition canonique de ce type dans l’environnement « littéraire » de ces langues) et un acte militant puisqu’il ne s’agit pas seulement d’inventer une forme nouvelle (travail de tout artiste), mais de forcer les conditions d’un accueil nouveau pour un texte. Les premiers écrivains à avoir fait un tel choix n’étaient pas pour la plupart des « professionnels » de la littérature (beaucoup ne sont l’auteur que d’une seule œuvre) et leur motivation militante semble être surtout d’enrichir leur culture d’apports venus d’ailleurs. Il en va différemment avec les « vedettes » littéraires qui, après avoir écrit une œuvre reconnue dans une langue européenne (Ngugi wa Thiongo, Boubacar Boris Diop…) ont choisi de revenir à une langue africaine. Il s’agit alors d’un acte militant d’ordre plus politique dont l’objet est de dénoncer une situation culturelle dominante imposée par la langue de l’ancien colonisateur.

Jean Derive

[1] Même si certains chercheurs lui préfèrent les néologismes orature (d’après la terminologie anglo-saxonne), ou oraliture (dans le sillage des créolistes).

Site WordPress - ELLAF par Adellaf - ISSN 2804-7672 (en ligne) - Hébergé par Huma-num -©- 2019