Auteur

 

D’une façon générale, en théorie littéraire, la notion d’auteur n’est pas aussi simple qu’il peut y paraître au premier abord. En effet, l’auteur, dira-t-on, c’est l’« inventeur » de l’œuvre à laquelle son nom se trouve rattaché. Soit. Mais les travaux sur l’intertextualité ont mis depuis longtemps en évidence que la création ne procède pas ex nihilo, que la plupart des œuvres ont des sources plus ou moins visibles et que, dans ses reprises « palimpsestiques » permanentes, il y a des degrés d’invention. En outre, en littérature, la création d’œuvres se fait le plus souvent dans le cadre de genres préétablis qui ont des contraintes canoniques plus ou moins fortes, ce qui relativise encore la notion d’invention.

La question est particulièrement délicate dans le champ des littératures en langues africaines pour plusieurs raisons.

Tout d’abord parce que, dans le cadre de la culture orale traditionnelle, ces littératures ont une forte composante patrimoniale et que l’exécution des œuvres se fait le plus souvent dans un esprit « mimétique », à partir de répertoires mémorisés dont la plupart des échantillons sont anonymes. Comme, dans un tel cadre culturel, les consommateurs des œuvres littéraires attendent de l’exécutant, non pas qu’il innove mais qu’il reproduise le plus fidèlement possible la tradition patrimoniale, celui-ci est davantage considéré par la communauté comme un « interprète » que comme un « auteur » ; et cela même s’il arrive encore assez souvent que, dans la réalité des faits et contre l’idéologie dominante, cet exécutant, qui donne vie à l’œuvre dans une performance spécifique, se la réapproprie grandement, créant sa « version » et se trouvant de ce fait dans une position un peu analogue aux auteurs des différents Don Juan ou des différents Faust de la tradition littéraire européenne par exemple.

Ce caractère anonyme d’une bonne partie des répertoires oraux n’implique évidemment pas que les énoncés génériques qui les composent n’aient pas eu un auteur initial. Cependant, ainsi que l’ont bien fait remarquer Jakobson et Bogatyrev dans un article célèbre, dans le cadre du folklore, au moment où un énoncé canonique est inventé par un individu, il n’existe pas comme objet culturel. Il faudra, pour parvenir à ce statut, qu’il ait éveillé un écho suffisant dans la communauté de réception pour donner lieu à de multiples reprises par des individus différents qui le façonneront progressivement jusqu’à en faire un objet folklorique dont la société aura enfin conscience. Mais, à ce stade, qui peut prendre plus ou moins de temps, le nom de l’inventeur initial n’a la plupart du temps pas été retenu.

Il arrive toutefois que, dans certains répertoires littéraires de tradition orale, notamment pour ce qui est des genres poétiques – dont la forme est souvent plus fixe du fait de contraintes métriques ou mélodiques –, la mémoire d’un auteur originel soit conservée. On se trouve néanmoins alors dans une situation un peu différente de celle de la littérature écrite où la duplication graphique (manuscrite et surtout imprimée) a donné à l’œuvre une plus grande fixité. En oralité en effet, si les contraintes canoniques limitent quelque peu la variabilité, elles ne l’abolissent pas. Chaque exécution d’une œuvre par un interprète (ou un groupe d’interprètes) peut donc donner lieu à des variantes. Cela fait que, lorsque la mémoire de l’inventeur initial d’une œuvre orale a été conservée par la tradition, le récepteur d’une performance de cette œuvre se trouve en présence d’une double instance auctorale : celle de l’inventeur originel et celle de l’instance d’interprétation qui l’actualise en un instant donné.

Pour ce qui est maintenant des productions écrites en langues africaines, la complexité de cette question tient à plusieurs facteurs. L’auteur qui fait le choix de produire un texte réputé « littéraire » dans une langue africaine le fait délibérément au sein d’une culture, celle de son lectorat potentiel, dans laquelle il n’y a pas une longue tradition d’écrivain. Son statut comme auteur est de ce fait plutôt ambigu. Il adopte donc souvent une attitude relativement proche de celle des interprètes de sa culture de tradition orale qui privilégient la perspective « mimétique », c’est-à-dire que l’acte créateur qu’il accomplit par l’écriture relève plus de la conformité à un modèle de production antérieure que de la recherche de l’innovation. Ce modèle peut être recherché soit dans son patrimoine oral dont il réécrit les œuvres (par exemple Amadou Hampaté Bâ) ou au moins dont il se sert comme source d’inspiration privilégiée, soit dans le répertoire occidental qui est celui de sa culture scolaire. Mais dans le champ de production littéraire en langues africaines, ce statut d’auteur est davantage vécu comme un rôle social – et même souvent un devoir social – plutôt que comme une vocation artistique. Le phénomène est encore renforcé par le fait qu’une partie non négligeable de cette production est le fait d’une commande extérieure, en provenance d’acteurs sociaux qui veulent utiliser la littérature comme un instrument d’éducation.

Jean Derive

 Références bibliographiques

Jakobson, R. & Bogatyrev, P. « Le folklore, forme spécifique de création », Questions de poétique, ed. du Seuil, Paris, 1973, pp. 59-72.

Variabilité

L’oralité implique nécessairement la variabilité. Selon la définition de Paul Zumthor (1994, pp. 28-29), une œuvre produite en contexte d’oralité comprend à la fois le texte (l’énoncé linguistique) et la totalité des facteurs de la performance. Définie de cette manière, l’œuvre n’est pas reproductible à l’identique, car ses deux éléments constitutifs sont susceptibles de varier.

Variabilité de la performance et du texte

La variabilité au niveau de la performance concerne tous les éléments paralinguistiques (la gestuelle, la voix, la diction, la mimique etc,) le lieu, le temps et les participants (l’énonciateur lui-même et le public, ainsi que la relation entre ces deux derniers). Une question importante qui peut donner accès à la portée idéologique de la littérature orale se pose ici : « le choix des textes ou la manière de les dire varient-ils en fonction du public ? »

Sur le plan de l’énoncé, les variantes observées sont essentiellement stylistiques : présence ou non de mots expressifs, changement de termes lexicaux ou de structures syntaxiques, ce qui peut éventuellement avoir une incidence sur le rythme, par exemple. Elle est par ailleurs observable en fonction de la longueur des textes. En effet, s’il s’agit d’énoncés brefs et formulaires comme les proverbes, elle est plutôt limitée ; les textes sacrés, du fait de leur caractère rituel, tendent aussi à réduire au maximum la variabilité, car les croyances locales menacent parfois de sanctions graves celui qui en modifierait l’énoncé. En revanche, des textes plus longs, moins contraints et qui ont une fonction plus ludique, admettent des variations plus importantes autour du thème de base.

Degrés et niveaux de variabilité

La variabilité peut se manifester d’un énonciateur à un autre, voire dans le discours d’un même énonciateur. Le degré change en fonction de plusieurs paramètres, parmi lesquels figurent la relation entre l’énonciateur et le public, la longueur des textes, leur intégration dans des rituels ou non, l’importance du style formulaire dans un genre donné et l’organisation des performances.

En ce qui concerne l’organisation des textes, la variabilité concerne les niveaux figuratif et fonctionnel. Elle peut être abordée en tant que phénomène intra- et interculturel. Dans tous les cas se pose la question de l’« original ».

En contexte d’oralité, dans la majorité des cas, on ne peut pas établir un texte de référence au sens de texte « original ». De manière pragmatique, on confère le statut de « texte de référence » à la première version publiée, ou bien, lorsqu’il s’agit d’un corpus inédit, à la première version enregistrée, tout en précisant que ce texte remplit seulement la fonction de point de comparaison.

Deux perspectives théoriques différentes

D’un point de vue théorique, l’étude de la variabilité se situe dans deux perspectives différentes et complémentaires, selon que l’on veut établir, au-delà des différences, un schéma commun à toutes les versions attestées, ou que l’on a pour objectif de relever les différences entre des versions pour les étudier de manière plus détaillée.

Dans la première approche, souvent réalisée à propos des textes narratifs comme les contes, on cherche un dénominateur commun dans un ensemble de réalisations, en faisant abstraction du niveau figuratif. On établit une version modélisée, un texte construit dans une certaine mesure par les chercheurs. Le modèle – en tant que schéma narratif et fonctionnel – est donc issu de l’analyse de plusieurs réalisations, sans que le niveau figuratif ne soit pris en compte. Si plusieurs performances se ramènent, du point de vue narratologique, à la version modélisée, elles sont considérées comme une même version, indépendamment des variantes figuratives[1] qui y sont attestées. Par contre, les variations fonctionnelles[2] sont comprises comme les variantes d’une même version modélisée si elles restent limitées et ne remettent pas en cause le schéma narratif global. L’intérêt de ce type d’analyse est de dégager, par exemple, des contes types afin d’en étudier la diffusion.

La deuxième orientation est plus attentive à l’observation de la performance et à l’importance du niveau figuratif pour la construction du sens sur le plan métaphorique et symbolique. Dans cette perspective, toute performance produit une version, et on aura donc autant de versions que de réalisations, qu’il s’agisse des productions d’un même énonciateur ou d’énonciateurs différents. Ici, l’intérêt porte moins sur la classification des textes que sur le souci de relever toute la palette des différences attestées dans le plus grand nombre de versions possibles.

Dans la pratique, les deux approches se complètent, comme l’illustrent l’analyse des représentations d’un personnage dans différents contes[3] ou la comparaison de 150 versions du conte-type de « La fille difficile », très répandu en Afrique de l’Ouest et Centrale (Veronika Görög-Karady et Christiane Seydou 2001).

Variabilité intraculturelle

On peut aborder la variabilité intraculturelle au niveau des textes en observant les liens que les genres entretiennent entre eux dans une culture donnée. Ainsi, selon les cas, les contes et les proverbes peuvent être dits à la même occasion voire dans un même texte, car un proverbe peut servir de conclusion à un conte. Ici se pose la question de savoir, par exemple, quels sont les proverbes qui peuvent se trouver dans cette fonction ? Constituent-ils une catégorie spécifique ? De même, à propos de genres relativement proches comme l’épopée et le conte qui peuvent partager certains éléments narratifs, des questions similaires peuvent être posées.

Sous un autre angle, la variabilité peut être significative par rapport à l’extension d’une aire culturelle et par rapport à la différenciation des textes littéraires à l’intérieur de l’aire et en fonction des régions, comme c’est le cas de la littérature peule ou mandingue. Mais au-delà de cette observation, l’étude de la variabilité intra-culturelle peut ouvrir la voie à une véritable sociologie de la littérature orale : quels sont, en fonction de l’âge, du sexe et du statut social, les genres littéraires pratiqués ou préférés ? Quels sont les genres interdits ou réservés à quelle fraction du public ? Quels sont les textes figurant dans le répertoire des hommes et des femmes, des groupes sociaux dominants et dominés ? Ces mêmes questions sont, bien entendu, également pertinentes pour la description plus fine du public, ainsi que de la réception.

Variabilité interculturelle

Quant à la variabilité interculturelle, elle concerne entre autres les interprétations différentes d’une même problématique dans plusieurs cultures. L’interrogation peut porter sur l’absence ou la présence d’un thème ou d’un genre littéraire, elle peut suivre la circulation d’un même thème ou déterminer éventuellement quelle est la culture source dans un emprunt ou une adaptation. Dans l’ensemble, la variabilité interculturelle témoigne de la proximité ou de la distance entre deux cultures, ce qui peut être mis en évidence par des approches comparatives. Un exemple très éloquent concerne les représentations du mariage (Veronika Görög-Karady 1994 et 1997).

Ursula Baumgardt

Références bibliographiques

GÖRÖG-KARADY Veronika et Christiane Seydou (ed.), 2001, La Fille difficile : un conte-type africain, Paris, Éditions du Cnrs, 494 p. [cdrom inclus]

GÖRÖG-KARADY Veronika et Ursula Baumgardt (ed.), 1988, L’Enfant dans les contes africains, Paris, Cilf/Edicef, 189 p.

GÖRÖG-KARADY Veronika (ed.), 1994, Le Mariage dans les contes africains, Paris, Karthala, 227 p.

GÖRÖG-KARADY Veronika, 1997, L’Univers familial dans les contes africains. Liens de sang, liens d’alliance, Paris, L’Harmattan, 225 p.

ZUMTHOR Paul, 1994, Poésie et vocalité au moyen âge, Cahi@ers de Littérature orale, 36 – Oralité médiévale, Paris, pp. 10-34

[1] Variante figurative : on entend par là des réalisations particulières qui rendent compte d’une même fonction conceptuelle. Ainsi, la fonction de « protecteur », par exemple, peut être remplie par un personnage humain, animal ou végétal.

[2] Variante fonctionnelle : à la différence de la variante figurative, elle a des répercussions sur le déroulement narratif.

[3] Comme c’est le cas, par exemple, du personnage de l’enfant (Veronika Görög-Karady et Ursula Baumgardt, ed.,1988).

Transcription

Dans le but de créer un support qui permette leur analyse, mais également pour pérenniser les textes oraux, la recherche a recours à différents moyens : on peut les enregistrer sur des supports audio et/ou audiovisuels, ou bien les transcrire après les avoir enregistrés, sachant que cette dernière opération reste indispensable pour toute approche scientifique[1]. En effet, la transcription qui consiste à fixer par écrit une performance fournit un document consultable de façon illimitée. Elle entraîne en outre un changement de statut du texte oral.

Fixer un texte oral par écrit le fait passer de l’oralité première à l’oralité seconde, celle qui est médiatisée et dont les productions, à l’instar de celles de l’écrit, peuvent être matérialisées et stockées, car l’énoncé survit de cette façon au moment de sa création et existe de manière pérenne. Ce changement de statut permet sa diffusion au delà de son univers culturel de création, ce qui impose un ensemble de précautions méthodologiques dans son édition, notamment sa contextualisation précise sous forme d’introduction et d’explications.

Transcrire n’est pas écrire

L’opération de transcrire consiste à noter strictement ce qui a été dit. Le transcripteur n’est pas l’auteur du texte qu’il fixe fidèlement, sans ajouts ni suppressions. Tout au plus, il peut y apporter des annotations dans le but de rendre le texte mieux intelligible, ce qui peut s’avérer indispensable, car le texte est transposé dans un autre univers culturel et énoncé selon un mode de communication différent.

A propos de la transcription, on a parfois tendance à parler de manière erronnée de « passage de l’oral à l’écrit ». La transcription n’implique pas le passage à une rhétorique qui serait celle de la culture écrite. En effet, si la transcription est fidèle, l’œuvre transcrite continue à être régie par la rhétorique de l’oral. Contrairement à la conception d’une œuvre qui s’inscrit dès le départ dans une perspective de médiatisation – écrire un livre, faire un film, enregistrer un disque – les œuvres appartenant à l’oralité seconde ne sont pas, à l’origine, conçues pour quitter leur contexte de production. De ce fait, ces œuvres ne réfléchissent pas à la communication interculturelle ni à l’écart qui peut exister entre la culture de départ et celle à laquelle appartient le futur lecteur, auditeur ou spectateur. Pour cette raison, on ne peut justement pas considérer l’utilisation de « l’écriture » dans le contexte de l’oralité seconde comme un passage de l’oral à l’écrit, comme s’il existait une continuité entre ces deux statuts. Au contraire, un texte oral qui est transcrit, et de ce fait médiatisé, est justement sorti de son système de communication non médiatisée, ce qui constitue une rupture.

Une opération complexe

Travaillant sur des textes déjà établis et publiés, les spécialistes de la littérature ne sont pas familiarisés avec la transcription, une opération qui se situe à la confluence de la linguistique et de l’édition des textes. Le premier principe à respecter est celui de fidélité et de transparence, tout en sachant qu’il n’est pas possible de rendre dans tous ses aspects un texte tel qu’il a été dit. Malgré cette difficulté, plusieurs précautions méthodologiques permettent de se rapprocher au mieux du principe de fidélité et de transparence.

Identification et authentification de la performance

La transcription comprend l’identification de la performance. Il s’agit non seulement de l’authentifier (lieu, date, circonstances), mais également d’apporter des renseignements précieux par rapport aux conditions de l’enregistrement et à sa qualité, ou par rapport aux éventuelles incidences des conditions particulières sur l’œuvre. Ces précisions sont complétées par des informations détaillées sur la collecte.

La situation d’énonciation

La transcription rend compte de facteurs qui relèvent de la situation d’énonciation, qu’il s’agisse d’éléments paralinguistiques ou d’interactions avec le public. Un énonciateur peut avoir recours à un geste pour illustrer une action qu’il ne nomme pas. Par conséquent, l’énoncé linguistique peut paraître incomplet ou incompréhensible, alors que dans la situation d’énonciation, il est parfaitement cohérent. La transcription doit éclaircir cette donnée en ayant recours à une annotation. De même, il convient de marquer les interactions avec le public parmi lesquelles on peut citer le rire, le commentaire, le rectificatif, la réaffirmation, l’interruption etc. Elles constituent des éléments de réception des performances.

Changement de support et segmentation du texte

La transcription opère un changement de support : le son est transformé en « image » dans la mesure où on produit un texte « écrit » utilisant une graphie connue. Or, l’habitude de la lecture crée des attentes particulières par rapport au texte écrit, attentes auxquelles la transcription cherchera à répondre en présentant un texte lisible[2] tout en respectant le principe de fidélité. Dans ce contexte, la première opération est celle de la segmentation qui comprend la distinction de petites unités (phrases) et d’entités textuelles plus longues (paragraphes). Il existe des marqueurs linguistiques ou prosodiques qui segmentent le texte (pauses, interjections, intonation). Même si le texte est dit de manière ininterrompue, cette structuration peut intervenir pour éviter la présentation d’un texte en continu. La présentation sous forme de vers relève du même ordre.

Des problèmes plus inattendus peuvent se poser à propos de la matérialisation du discours direct et indirect et de certaines structures syntaxiques relevant selon les cas elles aussi de la parataxe, procédé de subordination marquée par juxtaposition, sans mot de liaison apparent.

Toutes ces questions peuvent être traitées en deux temps : lorsqu’on veut publier le texte, on accordera toute l’attention requise au problème de la lisibilité en détaillant les choix opérés ; en revanche, lorsqu’il s’agit d’un document de travail, la plus grande fidélité est requise, ce qui permet justement d’observer et d’analyser le texte de manière attentive.

Quelle graphie ?

De nombreuses langues africaines disposent actuellement d’une graphie latine conventionnelle avec, le cas échéant, des graphes particuliers pour noter des phonèmes spécifiques. La graphie choisie pour la transcription se conformera aux usages en cours et rappellera si nécessaire le système phonologique de la langue. Si celui n’est pas établi, la phase préalable consiste à le définir.

Alors que la phonologie se contente d’isoler les phonèmes, i.e. les sons distinctifs de la langue, la phonétique s’intéresse à la qualité et à la réalisation des sons. Cette différence peut poser des questions au niveau de la transcription des textes oraux, car on peut être tenté de pratiquer une transcription phonétique pour rester le plus près de l’énoncé réalisé. Or, dès lors que le système phonologique de la langue est établi, il est en général tout à fait satisfaisant de l’utiliser pour la transcription. Pour des besoins d’analyse stylistique, on peut être amené ponctuellement à une transcription phonétique d’extrait limités.

Transcription et variabilité

L’oralité comprend la variabilité. Or, le texte transcrit qui semble être un texte « écrit » peut être abordé de manière erronnée selon les mêmes critères qu’un texte qui s’inscrit dans une culture de l’écrit, notamment si celle-ci valorise la langue standard, l’écriture orthographique et l’absence de variantes. Pour éviter tout malentendu, la définition de la politique de transcription adoptée rappellera le traitement de la variabilité, analysera les types de variantes attestés dans le corpus transcrit et les signalera pour expliquer qu’un même terme peut être « écrit » de façons différentes, ce qui pourrait être interprété comme une faute ou un écart par rapport à la norme. Or, la transcription n’est justement pas une écriture « orthographique[3] » si on entend par là une écriture obéissant et établissant des normes ; au contraire, la transcription rend compte des variantes.

Ursula Baumgardt

Références bibliographiques

BAUMGARDT Ursula, 2013, Littérature orale et alphabétisation : quelques réflexions à partir du peul, Abdoulaye Keita (dir.) 2013, Au carrefour des littératures Afrique-Europe, Hommage à Lilyan Kesteloot, Paris, Karthala, pp. 199-214.

ONG Walter J., 1982, Orality and Literacy. The Technologizing of the Word, Londres/New-York, Methuen, 201 p. [2ème édition en 1989, Londres/New York, Routledge, 201 p.] {Chap. 1, 5, 8, 12}

ROULON-DOKO Paulette, 2008, Collecte, enquête, transcription, U. BAUMGART, J. DERIVE, (dir.) Littératures orales africaines. Perspectives théoriques et méthodologiques, (sous la dir. de, avec Jean DERIVE), Paris, Karthala, pp. 273-285

[1] Voir pour l’historique de la transcription, Paulette Roulon-Doko, 2008, pp. 281-287

[2] Voir U. Baumgardt, 2013, pp. 197 – 212.

[3] voir U. Baumgardt, 2013

Texte

Etymologiquement dérivé du participe latin textus (ce qui est tissé), ce terme renvoie à l’idée d’une cohérence l’éléments de langage organisés. La notion de texte a été mise en avant par les structuralistes, qui y ont vu l’objet par excellence de la sémiotique. Le texte se définit par son autonomie et sa clôture et constitue un système qui entretient avec le système linguistique une relation de contiguïté et de ressemblance. Cette cohérence intrinsèque au texte (fût-il apparemment le plus désordonné) s’explique par le lien qui unit la notion de texte à celles de sens et de transmission. Le texte est ce par quoi le langage manifeste un sens et le transmet.

La notion de texte est donc transversale à l’oralité et à l’écriture. Dans un livre sur l’anthropologie du texte en Afrique, Karin Barber définit le texte comme des énoncés soumis à un processus d’entextualisation, c’est-à-dire que l’on a détachés de leur contexte immédiat d’émission et qui sont disponibles pour une répétition ou un recréation dans un nouveau contexte. Les proverbes sont les énoncés qui répondent de la façon la plus évidente à une telle définition du texte, mais on peut considérer que toute tradition orale a recours à de tels processus d’entextualisation, y compris pour des genres narratifs longs comme les mythes ou les épopées, qui renvoient à un texte latent ou virtuel que chaque nouvelle performance actualise en le manifestant.

Dans le domaine des littératures écrites, la confusion entre le texte et l’énoncé est souvent faite dans la mesure où l’inscription de l’énoncé sur un support matériel fixe l’énoncé et lui donne la stabilité et l’autonomie que l’on attend de tout texte. L’autorité paradoxale qui est accordée au textes écrits dans de nombreuses sociétés de l’oralité, par exemple dans le cas des prophétismes scripturaires, est liée à cette visibilité de l’autonomie du texte que manifeste l’écriture et qui est un ressort puissant de l’impact des littératures écrites en langues africaines en situation d’émergence.

Xavier Garnier

Bibliographie

BARBER, Karin, The Anthropology of Texts, Persons and Publics. Oral and written Culture in Africa and beyond, Cambridge, Cambridge University Press, 2007.

DUCROT, Oswald et Tzvetan TODOROV, article « Texte » dans le Dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, Paris, Seuil, « Points », 1972, p. 375-382.

Formulaire

Ce qualificatif s’applique à un type de style, particulièrement pertinent dans le cas du folklore et des cultures orales. Créé par Milman Parry, à propos de l’épopée homérique, et popularisé par ses disciples (en particulier Lord), ce concept de « style formulaire » est aujourd’hui largement employé pour désigner la présence récurrente dans un énoncé formant un tout cohérent de séquences stéréotypées et peu variables qui lui donnent une armature structurante. Ces séquences formulaires sont repérables grâce à des propriétés intrinsèques (la présence de figures du signifiant ou du signifié qui créent des effets de symétrie dans leur énoncé même, leur donnant l’allure de « formules » bien frappées) et des propriétés extrinsèques (leur récurrence dans une œuvre ou dans un ensemble d’œuvres référant à un même genre). Si le concept a été particulièrement mis en avant à propos du genre épique, il est pertinent pour beaucoup d’autres genres oraux représentés dans les répertoires africains de tradition orale : les contes (formules d’ouverture et de clôture, formulettes chantées), les proverbes (structures binaires, parallélismes, antithèses, chiasmes, assonances), les devinettes (qui, outre leur structure binaire question/réponse, ont dans beaucoup de cultures africaines une formule d’introduction)… Les chants pris dans un moule mélodique obéissent souvent, eux aussi à des contraintes formulaires.

Cette spécificité stylistique, particulièrement sensible dans toutes les cultures verbales de tradition orale, est expliquée par Parry et ses successeurs par le fait qu’un tel procédé de composition facilite la mémorisation des énoncés patrimoniaux. « Think memorable thoughts » écrit notamment W. J. Ong dans une formule devenue célèbre. La production littéraire orale en langues africaines ne déroge pas à la règle et confirme l’universalité du phénomène.

Jean Derive

Style

Dans l’histoire littéraire, le critère du style a été longtemps un critère essentiel pour la détermination de la « littérarité » d’une œuvre, le discours réputé littéraire étant celui qui était « stylistiquement marqué ». Cette conception du style comme « écart » par rapport à une norme (Bally) est aujourd’hui largement abandonnée du fait de la prise de conscience par les poéticiens qu’il n’y a pas de degré zéro du style et que tout énoncé est stylistiquement formaté. S’il n’est plus l’apanage de la littérature, le style reste néanmoins un objet de préoccupation important de l’analyse littéraire. Ce concept s’entend généralement selon au moins quatre acceptions principales.

Un style peut être celui d’un mode d’expression inhérent au type de canal utilisé et à la situation de communication particulière (style écrit, style oral, style familier, style oratoire, style journalistique…)

Un style peut être celui d’un genre. Dans la mesure où un genre fonctionne comme un moule matriciel avec des contraintes canoniques, le style du genre est le catalogue des contraintes rhétoriques et linguistiques (ou encore paralinguistiques dans le cas d’énoncés oraux) qui lui sont spécifiques.

Un style peut être celui d’une école ou d’une tendance (style réaliste, style pompier), qualifications qui sont souvent partagées avec des arts autres que littéraires.

Un style peut enfin être celui d’un auteur ou d’un interprète (pour l’oralité) que celui-ci soit envisagé dans son identité idiosyncrasique (style proustien) ou dans son identité sociale (style populaire, style féminin).

Dans chacune de ces quatre acceptions, l’approche du style peut être envisagée à deux niveaux :

Un niveau macrostylistique qui s’attache plus particulièrement aux qualités rhétoriques et morphologiques d’une œuvre ;

Un niveau microstylistique qui s’intéresse aux propriétés linguistiques repérables des séquences d’un énoncé par une mise en figures du signifiant ou du signifié (tropes).

Ces principes généraux restent valables pour ce qui est des littératures écrites et orales en langues africaines, mais avec toutefois des spécificités dont il convient de tenir compte. L’écrivain qui s’exprime dans une langue où il n’y a pas de longue tradition littéraire ne pourra évidemment se référer à des styles d’école antérieurs et il devra créer un style écrit de sa langue qui se démarque de ses propriétés orales, les seules en usage jusqu’ici. C’est l’évolution exigée par ce passage de l’oral à l’écrit (qui obéit à d’autres lois de communication) qui conduit un certain nombre de lecteurs autochtones à trouver que la langue de telles œuvres est bien artificielle par rapport à l’idée qu’ils se font de sa pratique à partir de leur expérience orale. Ce même écrivain devra créer aussi un style de genre dans la mesure où il s’exprime le plus souvent dans le cadre de catégories génériques étrangères à sa tradition littéraire orale. Il lui arrive alors de puiser ses références stylistiques à ces genres empruntés (la plupart du temps ceux de la culture coloniale qui les a importés) qu’il transporte dans une autre langue. C’est pourquoi le comparatisme sera très utile pour les approches stylistiques des littératures en langues africaines.

Pour ce qui est de l’oralité, c’est d’abord le style de genre qui est le plus visible.   Il est en effet généralement beaucoup plus marqué que dans la tradition littéraire écrite, du fait que les genres oraux, préexistant dans des répertoires patrimoniaux, ont besoin de contraintes canoniques particulièrement rigides (voir formulaire) pour pouvoir être mémorisés et reproduits avec un certain degré de fidélité, même relatif. Comme, selon l’idéologie dominante, il est demandé aux interprètes de ne pas rechercher l’originalité mais plutôt la fidélité à une tradition, les styles propres aux exécutants d’une œuvre ne sont guère mis en évidence dans la perception autochtone des énoncés de tradition. Ce point de vue ne devra pas pour autant abuser le critique, car dans la réalité, même inconsciemment, les interprètes mettent – ne serait-ce que discrètement –   leur empreinte stylistique dans l’actualisation des œuvres qu’ils exécutent. Il peut donc être légitime de chercher les traits stylistiques marquants d’un interprète (style propre au répertoire d’un conteur par exemple) que celui-ci soit envisagé dans sa composante individuelle ou sociale. Il est à noter aussi que les cultures orales peuvent aussi être sensibles à des styles d’école pour certains genres. Ainsi l’épopée mandingue, par exemple, a des propriétés stylistiques reconnaissables selon les écoles de griots (Kela, Kirina etc.).

A certaines conditions, l’approche stylistique est donc pertinente, pour l’étude des littératures écrites et orales en langue africaine.

Jean Derive

Oralisation

Le terme de « oralisation » est parfois utilisé pour désigner la présence d’éléments de littérature orale dans des textes qui relèvent de l’écriture littéraire, comme, par exemple, les proverbes, les chansons etc. Cette opération peut être observée fréquemment et dans des réalisations très variables (U. Baumgardt, J. Derive, 2013).

Plus largement on utilise parfois « oralisation » pour tous les effets d’oralité qu’un scripteur peut introduire dans son texte : d’un point de vue linguistique, recours à la syntaxe de l’oral (parataxe, extraction topique, ellipses) ainsi qu’à la morphologie du langage parlé (élisions, approximations phonétiques) ; d’un point de vue rhétorique (apostrophes, interjections, fiction d’un narrataire).

Cependant, l’utilisation du terme « oralisation » pour désigner ce type d’opérations n’est pas tout à fait approprié si on se réfère au sens premier du terme : « dire à voix haute » un texte écrit, qui peut être appris ou lu.

Un exemple fréquent d’oralisation est attesté dans le cas de l’écriture de textes religieux en ajami par des lettrés musulmans que leurs élèves récitent. Ici, l’oralisation est un moyen très efficace de diffusion des textes.

Ursula Baumgardt

Bibliographie indicative

Ursula Baumgardt, Jean Derive (dir.), 2013, Littérature africaine et oralité, Paris, Karthala, 169 p.

Poésie

 

En Afrique, dans toutes les sociétés, la poésie tient une grande place dans la pratique langagière aussi bien populaire que savante. Rien d’étonnant à cela, du fait qu’y ont prédominé des cultures d’oralité et que le paramètre fondamental de la poésie relève précisément de cette situation ; les caractéristiques du discours poétique tiennent en effet d’une part, à l’aspect sonore des signifiants en tant que tels, d’autre part, à la distribution des pauses, des accentuations, des modulations… soit, au rythme et à la vocalisation. Toute l’esthétique de cet art verbal reposant sur une organisation concertée des vocables de sorte que leur signifié se diffuse à travers la matière sonore que crée l’enchaînement mélodique et rythmique de leur composition phonique, elle n’est authentiquement reconnaissable et perceptible qu’audible ; qui « lit » de la poésie, ne « l’entend-il » pas spontanément en la lisant ? L’oralité est bien la condition première de l’art poétique.

En Afrique, la poésie est composée oralement, énoncée publiquement et retransmise oralement, à l’exception de certains cas de poésie savante relevant d’emprunts culturels ; elle est si répandue que son éventail de réalisations est, de tous les genres discursifs, le plus large, tant dans ses formes que dans ses modes d’énonciation et dans le statut de ses producteurs ; ainsi :

  • s’il n’existe pas toujours dans la langue un terme recouvrant la notion générale d’art poétique, en revanche la poésie se distribue en de multiples genres ayant chacun son nom et ses caractéristiques canoniques
  • elle est soit récitée, soit chantée et accompagnée ou non de musique instrumentale et parfois même de danse ;
  • elle est le fait du tout venant (tous sexes, tous âges, toutes activités) ou, au contraire, de spécialistes ;
  • elle se dit en privé ou en public, dans des circonstances ordinaires ou cérémonielles.

Toutes ces conditions étant corrélées, elles entrent en compte dans la spécificité des différentes catégories et l’exercice de la poésie prend les formes les plus diverses, des plus sommaires aux plus complexes, parmi des populations qui cultivent de façon plus ou moins intensive cet art verbal. Ainsi les Swahili (J. Knappert, 1967, 1979, L. Harris, 1962) comme les Somali (B.W. Andrzejewski & I.M. Lewis, 1964) ou les Touaregs ont une grande tradition poétique, distribuée en différents genres, chacun ayant son nom, son style, sa prosodie, son type de diction, son accompagnement musical ou gestuel etc. Par exemple, chez les Touaregs du Niger (D. Casajus, 1992, 2000) qui ont, pour désigner la poésie un terme propre (asätagh), la poésie élégiaque obéit à une tradition littéraire qui fixe thèmes, motifs, scansion, respect de la rime et qui suscite des œuvres d’un extrême raffinement, chaque poète cherchant à réinventer, à partir de sa propre culture poétique, une expression nouvelle ; autre genre, les chants de mariage exécutés par les forgerons varient selon l’étape de la fête, entonnés soit par un soliste, soit avec choristes, orchestre et danses, le rythme étant, dans ce cas, la marque poétique prédominante, mais là encore le vers comptant un nombre de syllabes et une alternance de longues et de brèves définis ; les chants de chameaux exécutés par les jeunes filles, avec accompagnement de tambour, pendant le carrousel des méharistes, ne sont généralement qu’une litanie de vers très brefs consacrés à une louange hyperbolique des chameaux.

Ailleurs encore, on voit, selon le genre, la création poétique revenir à des spécialistes ou non : par exemple, chez les Peuls du Mali, à côté d’une poésie religieuse islamique due à des lettrés et observant des règles strictes empruntées à la poésie arabe, une poésie profane se partage entre un genre, le mergol, sorte de poésie libre, création de poètes qui exercent leur talent personnel sur tous les sujets, et les jammoje na’i ou louanges aux bovins, création, eux, des tout jeunes gens qui, sur un même sujet (le troupeau transhumant), rivalisent dans l’articulation maîtrisée des jeux sonores rendus par l’agencement savant des mots, mais qui, sitôt adultes, cessent cette activité pastorale et poétique (Chr. Seydou, 1991).

Dans chaque population, la poésie peut marquer de son sceau des pratiques langagières habituelles : en partant des cas les plus simples, on trouve une recherche d’expression poétique dans les comptines enfantines, les jeux verbaux, dans les berceuses plus ou moins improvisées, mais aussi dans les proverbes et dictons qui émaillent les propos les plus familiers — J. Knappert ne voit-il pas dans les proverbes « les racines de la poésie Swahilie » (1979, p.45) ; mais certaines y développent des genres particuliers : tel est le cas, par exemple chez les Songhay-Zarma du Niger, des zamu ou poèmes sur les noms qui sont récités uniquement par les femmes à l’adresse des enfants et évoquent de façon oblique ce qui est souhaité pour ceux-ci, tout en servant, dans la situation occasionnelle de leur énonciation, d’encouragement ou de louange (J. Bisilliat & Diouldé Laya).

Il est remarquable que, dans un grand nombre de sociétés, la forme poétique est particulièrement associée à la pratique de l’éloge quel qu’en soit l’objet. On peut en chercher les raisons tant en amont qu’en aval, de la composition à la fonction ; en effet, louer étant magnifier, on ne peut se contenter de décrire la seule banale réalité de la chose ou de la personne à célébrer ; la représentation en est donc « trans-formée » par le recours à toutes les ressources stylistiques — en particulier la métaphore et l’image, premiers tropes de l’art poétique —, la déclamation en est rehaussée par des effets de voix destinés à entraîner l’attention et l’adhésion de l’auditoire, le tout étant mis en œuvre pour obtenir un sentiment d’exaltation admirative.

Si l’éloge d’objets, d’animaux, de plantes peut prendre la forme de blasons (D . Noye, 1976) joliment tournés, pour le simple plaisir de l’auditoire, d’autres poésies de louange ont un impact social voire religieux beaucoup plus important ; c’est le cas, chez les Yorouba, des ijala chantés à l’occasion des cérémonies annuelles pour le dieu Ogun, aux funérailles d’un chasseur ou en l’honneur des ancêtres d’un lignage ; ils sont composés par des spécialistes sur des modèles anciens suivant des formules poétiques et rythmiques conventionnelles, et chantés avec un accompagnement de tambour : toutefois le caractère solennel de leur profération n’entame en rien la profusion des occasions de leur exécution (S. A. Babalola, 1966).

La poésie d’éloge à l’adresse de personnes fleurit à foison (R. Finnegan, 1970) : si l’on pense évidemment, dans ce cas, aux dithyrambes réservés aux chefs ou aux personnalités importantes, comme chez les Tswana ou les Zoulou (I. Schapera, 1965, J. Stuart & D. Malcolm, 1968)), ce peut être aussi pour des personnes ordinaires et dans la vie courante que se pratique ce genre. Ainsi les enfants shona du Zimbabwe sont-ils sensibilisés très tôt au culte du beau langage et apprennent-ils les éloges des clans auxquels ils appartiennent, en se les entendant constamment attribuer par leurs parents sous forme d’encouragement ou de félicitation tout au long de leur éducation. Ce n’est certes pas là la seule forme de poésie qu’ils pratiquent, mais elle accompagne les événements de la vie des plus courants aux plus marquants (A.C. Hodza & G. Fortune, 1979).

Cette poésie d’éloge à l’adresse de personnes peut aussi prendre le chemin de la poésie d’amour qui ouvre partout un large champ à l’inspiration. Sans doute le sentiment amoureux entraîne-t-il l’évocation de l’objet aimé et, de ce fait, soit, en son absence, l’élaboration d’une image sublimée par la nostalgie, soit, en sa présence, un discours orné, façonné par l’espoir de le séduire ;  dans l’un et l’autre cas, la poésie d’éloge a sa place : qu’on songe mélancoliquement à l’aimé(e) ou qu’on veuille attirer son attention bienveillante, l’énoncé exalté et… exaltant de ses qualités constitue en effet l’essentiel du sujet.

Mais il est encore, pour cette poésie d’éloge, un chemin beaucoup moins lyrique et plus combatif : celui de l’autopanégyrique, comme on le rencontre au Rwanda. La poésie y est très largement pratiquée dans trois grands domaines : poésie dynastique, poésie pastorale et poésie guerrière (A. Coupez & Th. Kamanzi, 1970), chacune ayant ses règles de composition et d’énonciation. Dans la dernière catégorie, les autopanégyriques sont l’œuvre des guerriers qui, sur des thèmes imposés (arc, lance ou bouclier), se composent un poème personnel décrivant leurs exploits réels ou imaginaires, qu’ils hurleront à pleins poumons et à toute vitesse en brandissant leur lance pour impressionner l’ennemi ou pour se défier mutuellement dans des circonstances purement récréatives.

Enfin un genre plus discret de cette poésie prend forme dans les devises ; dans bon nombre de sociétés, la pratique de cette interpellation des personnes par une formule bien frappée censée les représenter s’applique aux personnalités en vue, aux puissants, aux personnages historiques célèbres. La devise consiste en une qualification apologétique de la personne à travers un couplet bref et percutant empruntant généralement sa force d’évocation au procédé de la métaphore et à une modalité de profération rythmée et fortement accentuée (Chr. Seydou, in G. Calame-Griaule, 1977). Elle est l’apanage de spécialistes et s’inscrit dans un système social dans lequel le réseau relationnel est conventionnellement hiérarchisé et elle tient en grande partie son efficacité de cette situation : en interpellant une personne par sa devise, le griot la force à se conformer à l’image qui est ainsi donnée d’elle et à assumer sans détour son statut social ; et voilà où la force performative de la parole poétique trouve un exemple privilégié !

La devise tient en outre une place importante dans un genre qui, selon les cultures, relève de la poésie ou simplement de la prose rythmée : le genre épique ; chez les Swahili, l’utendi se compose de strophes de plusieurs vers comptant un nombre de syllabes précis, avec un système de rimes complexe etc., tandis que chez les Peuls, les Bambara, les Malinké, les Songhay…, les récits épiques n’utilisent que la prose narrative mais sont déclamés sur un rythme bien marqué ; et surtout, chez les uns comme chez les autres, l’accompagnement musical instrumental joue un rôle primordial.

Comme on le voit, la poésie parcourt toutes les activités et s’épanouit en toutes circonstances dans le cadre de la communication orale. Reste un domaine particulier, celui de la poésie religieuse ou mystique qui a éclos avec l’adoption de l’islam dans bien des régions ; cette nouvelle inspiration soit s’est inscrite dans les normes prosodiques de la poésie profane et populaire existante (Swahili), soit, a suivi les modèles de la poésie arabe classique (Peuls, Haoussa, Maures, etc.), voire a parfois opté pour l’utilisation de la langue arabe (Somali). Cette poésie a pris une grande importance dans la littérature de certaines populations où sa pratique s’est tellement répandue qu’elle offre un large éventail de sous-genres (élégies, prônes, oraisons funèbres, éloges etc.) et… de grandes disparités de qualité (depuis les pièces laborieuses de piètres rimailleurs jusqu’aux splendides odes, œuvres de grands auteurs, penseurs profonds et poètes inspirés). Notons que l’oralité y reste maîtresse, cette poésie étant chantée et que, même lorsqu’elle fait l’objet de copies, sa transmission reste orale au sein des zaouias où les talibés les chantent.

Dans la production moderne, s’ajoute à tous ces genres poétiques, d’une part, une personnalisation des talents, de l’autre, une diversité de thèmes et de formes parfois éloignés des genres traditionnels ou même totalement empruntés. On trouve aussi des cas d’auto-évolution, tel le genre de la qacida, épopée hagiographique en vers, inspirée de la tradition poétique arabe, qui, éclose au Sénégal dans le contexte historique et religieux de la conquête oumarienne, s’est greffée sur une tradition épique antérieure bien ancrée dans le pays.

Comme on le voit, en Afrique la poésie habite tous les instants de la vie des plus intimes (berceuses, zamu) aux plus solennels, des plus personnels aux plus publics, des plus austères aux plus festifs ; elle est pratiquée, créée ou récitée, par des énonciateurs les plus divers, dans des intentions et avec des fonctions multiples et enfin sous des formes très variées allant de la poésie libre à la plus sophistiquée ; et surtout, plus que simple exercice artistique à simple objectif esthétique, elle s’inscrit dans un système de communication dans lequel, à chacune de ses manifestations, elle a une fonction définie, sociale, affective, éthique, voire politique. Et tout cela est manifestement lié à l’expression orale de cette parole dont la recherche d’une mise en forme verbale et vocale est la marque dominante en vue d’un impact accru sur l’auditoire destinataire.

Si la prédominance de l’oralité dans la plupart des cultures de l’Afrique a entretenu la créativité dans l’art poétique, elle la favorise d’autant plus, dans la situation actuelle, où elle trouve de nouveaux champs d’expression avec le rap et le slam, que l’on voit fleurir à présent sur maintes scènes africaines.

Christiane Seydou

Oralité

Le terme « oralité » du latin os / oris « bouche » désigne dans le domaine des pratiques langagières et de l’art verbal les productions qui sont réalisées oralement et qui relèvent du patrimoine culturel immatériel.

L’oralité, un mode culturel spécifique de communication verbale

Dans les « cultures de l’oralité », la communication passe prioritairement par les échanges verbaux et comprend, entre autres, le divertissement, la création et la transmission des savoirs (Cauvin 1980). Généralement, ces cultures ne fixent pas les échanges en question par écrit. Cet état de fait induit souvent la définition d’une telle société comme étant préoccupée par la seule transmission orale de la tradition, comme essentiellement rurale et inaccessible au progrès, mais surtout comme marquée par l’absence d’écriture, donc par un manque. Une telle perspective, comparative et négative, repose sur une interprétation erronée.

Pour éviter toute comparaison hâtive et dépréciative, une réflexion sur la communication en contexte d’oralité comme mode culturel spécifique de la communication verbale devrait être menée en amont[1]. En effet, en contexte d’écriture, la communication entre l’auteur et le lecteur est différée car elle passe par le support du livre, alors que dans le cadre de l’oralité, elle est directe. Dans ce cas, elle est non médiatisée, étant donné le fait que la performance réunit le producteur et l’auditeur de la parole dans un même espace / temps. La spécificité de ce mode de communication a plusieurs conséquences : à la différence de l’écrit, la parole n’est pas réversible, elle est consommée au moment de sa production et elle est soumise à la variabilite dans l’énonciation, ce qui n’empêche pas sa mémorisation.

L’« oral » et le « parlé »

Cependant, toute parole ne relève pas de l’oralité, car cette dernière dépasse largement le simple fait de s’exprimer oralement. Marcel Jousse (1925) et, après lui, Jacques Dournes (1976) ont bien distingué le “parlé” de l’”oral”, ce dernier étant conçu comme une énonciation consciemment proférée de manière spécifique, selon un art oratoire, dans le cadre d’une manifestation soumise à un certain degré de ritualisation » (J. Derive 2008, p. 17).

Les productions orales peuvent être accompagnées ou non de musique, voire de danses ou d’autres éléments d’interprétation scénique. La présence de l’énonciateur lui permet de recourir à l’expressivité corporelle, la voix, la mimique ou la gestuelle ; en outre, il peut tenir compte du public présent et installer avec lui une relation d’interlocution plus ou moins explicite.

Création, représentations de la parole et régulation de sa circulation

Les spécificités de la communication en contexte d’oralité ont des incidences sur la notion de création, qui ne comprend pas seulement l’acte créateur initial. Ainsi, lorsqu’un auditoire prend connaissance d’une oeuvre à l’occasion d’une performance donnée, « elle est devenue une œuvre collective à laquelle ont – consciemment ou non – participé tous ceux qui l’ont re-créée dans le cadre d’une nouvelle interprétation » (J. Derive 2008, p. 19).

Ce mode de communication implique par ailleurs des représentations culturelles très élaborées de la parole ainsi que la régulation de sa circulation dans la société. Celle-ci fait l’objet d’un apprentissage dans la communication quotidienne et à travers les genres littéraires, car la parole est régulée de manière précises selon les critères suivants : « qui parle à qui, de quel sujet, de quelle manière, ou, quand et en présence de qui ».

Coexistence de deux modes de communication

Selon les cas, l’oralité peut, soit être le mode de communication prédominant, soit coexister avec l’écriture de façon à peu près équilibrée, soit ne plus être qu’un résidu minoritaire par rapport à la domination de l’écrit. Il convient que l’analyse de l’art verbal d’une société donnée souligne les particularités de chaque situation sans pour autant établir une hiérarchie entre ces modes de communication. Au contraire, il s’agit de souligner les spécificités de chacun et de décrire les types de relations qu’ils entretiennent entre eux.

Oralité première et seconde

L’arrivée des nouvelles technologies audio- et audiovisuelles a facilité l’enregistrement de l’art verbal et par la suite sa transcription, processus que W. J. Ong (1982) désigne par The Technologizing of the Word. Dans ce contexte, il distingue l’« oralité première », celle produite en contexte naturel, et celle médiatisée par la technologie audio ou audiovisuelle et qui relève de l’« oralité seconde », au même titre que les textes transcrits. La fixation des textes oraux et le passage au statut de l’oralité seconde permet non seulement leur conservation, mais également leur diffusion au-delà de leur contexte de production. Dans cette situation, la collecte, l’enquête et l’observation des pratiques sociales liées à la littérature orale sont particulièrement importantes, de même que la contextualisation précise des textes. La recherche s’appuie essentiellement sur l’oralité seconde et notamment sur les transcriptions.

Néo-oralité

Un phénomène plus récent est celui de la néo-oralité, terme par lequel on désigne des productions d’art verbal qui, tout en puisant dans un fonds culturel existant, l’adaptent à des circonstances nouvelles et le produisent dans des performances tout à fait différentes de celles de l’oralité première, par exemple sous forme de spectacles ou dans des festivals etc. De ce fait, la néo-oralité constitue un facteur important de renouvellement et de création en littérature orale.

Ursula Baumgardt

Bibliographie indicative

CALVET Louis-Jean, 1984, La Tradition orale, Paris, Puf, 126 p.

CAUVIN Jean, 1980b, Comprendre la parole traditionnelle, Issy les Moulinaux, Saint-Paul, 88 p.

DERIVE Jean 2008, L’oralité un mode de civilisation, U. BAUMGARDT, J. DERIVE (dir.), 2008, Littératures orales africaines. Perspectives théoriques et méthodologiques, pp. 17

JOUSSE Marcel, 1978, Le Parlant, la parole, le souffle, Paris, Gallimard, 329 p.

DOURNES Jacques, 1976, Le Parler des Jörai et le style oral de leur expression, Paris, POF, 343 p.

ONG Walter J., 1982, Orality and Literacy. The Technologizing of the Word, Londres/New-York, Methuen, 201 p. [2ème édition en 1989, Londres/New York, Routledge, 201 p.] {Chap. 1, 5, 8, 12}

ZUMTHOR Paul, 1983, Introduction à la poésie orale, Paris, Le Seuil, 313 p.

[1] On peut se référer également à Louis-Jean Calvet, 1984 ou Paul Zumthor 1983.

Répertoire patrimonial

La déclaration de l’UNESCO

La littérature orale est considérée par l’UNESCO, dans sa déclaration du 17 octobre 2003, comme relevant du patrimoine culturel immatériel (PCI). Selon l’UNESCO, celui-ci comprend « les traditions et expressions orales, y compris la langue comme vecteur du patrimoine culturel immatériel »[1].

Cette déclaration constitue un soutien réel au domaine car l’oralité n’est pas ouvertement définie comme un « manque » d’écriture », mais au contraire comme une valeur culturelle intrinsèque : elle stipule que la mémoire et la culture de l’oralité constituent un patrimoine universel à préserver et à valoriser ; elle aborde la littérature orale sous l’aspect de la tradition qui doit être sauvegardée ; et elle la considère en même temps comme un moyen précieux qui contribue à son tour à la transmission de la tradition. En effet, on regrette souvent que la tradition se perde sous l’influence de la modernité et notamment de la scolarisation.

La littérature orale en tant que répertoire patrimonial

La recherche, quant à elle, donne souvent une définition comparable selon laquelle la littérature orale relève de la transmission, de la mémoire et de la perpétuation de la tradition. Cette définition va de pair avec l’idée qu’elle est constituée de répertoires immuables. Dans bien des cas, les sociétés africaines se représentent d’ailleurs elles-mêmes la littérature orale sous l’aspect d’une mémoire collective, en s’appuyant sur des genres à caractère historique, voire historiographique, tels que la généalogie ou le récit épique.

Cette perspective a des implications théoriques importantes. Elle va de pair avec l’idée d’anonymat et d’absence d’auteur, ce qui aboutit à des conclusions réductrices. La littérature orale serait archaïque, liée au seul monde rural, définitivement ancrée dans le passé et ignorant la création. Définie de cette manière simplificatrice et comparée implicitement à l’écriture littéraire implicitement pensée comme moderne, créative et tournée vers l’avenir, la littérature orale apparaît comme ayant une moindre valeur culturelle.

Variabilité et dynamisme

Présenter la littérature orale sous le seul aspect du répertoire patrimonial nie en fait son dynamisme que l’on ne perçoit pas. Des recherches plus récentes ont montré que cette vision simplifiée ne correspond nullement à la réalité de son fonctionnement (U. Baumgardt et J. Derive, 2008, pp. 6). Les moyens techniques nouveaux d’enregistrement des textes oraux prouvent clairement leur variabilité (J. Derive, 1977, pp. 265-302). La littérature orale fait preuve de créativité à plusieurs niveaux (A.M. Dauphin-Tinturier et J. Derive, 2005) : créations nouvelles, recompositions et ajustement des performances selon les situations d’énonciation, entre autres (J. Derive Jean, 1990, pp. 215-225 ; S. Bornand, 2005). Par ailleurs, elle s’adapte aux contextes nouveaux, ne serait ce qu’au niveau de la néo-oralité.

Une toute autre forme, le répertoire individuel (U. Baumgardt 2000), illustre l’articulation entre la transmission et la sélection d’éléments transmis mais spécifiques pour construire une nouvelle entité. Ce processus relève de la création réalisée par un énonciateur en fonction de critères qui lui sont propres.

Tout en intégrant des répertoires patrimoniaux qui coexistent avec d’autres répertoires, la littérature orale fait preuve d’un grand dynamisme. Définie de cette manière, elle peut être perçue dans toute la complexité de son fonctionnement et de ses fonctions : transmission, création, maintien du lien social, expression littéraire, adaptation à des contextes sociaux nouveaux etc. Ceci ne veut pas dire que la littérature orale n’est pas confrontée à des changements radicaux. Une politique culturelle cohérente en sa faveur est nécessaire pour préserver cette vitalité. C’est l’idée qui sous-tend la déclaration de l’UNESCO.

Ursula Baumgardt

[1] http://www.unesco.org/culture/ich/index.php?lg=fr&pg=00006

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