Khabari ya amur bin Nasur Ilomeiri – Présentation de l’oeuvre

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Ce texte a été publié en 1894 dans l’anthologie de Carl Gotthilf Büttner : Anthologie aus der Suaheli-Litteratur[1].

Büttner était alors professeur de swahili à l’école des langues orientales de Berlin, Amur bin Nasur y était lecteur (dans cette même langue). Comme ce dernier le relate lui-même, il avait été engagé à Berlin pour une durée de quatre ans (1891-1895). En 1895, sa mère et d’autres membres de sa famille étant décédés pendant son absence, il demande un congé sans solde de six mois pour retourner à Zanzibar. Les instances universitaires n’étant pas satisfaites de son travail, son contrat ne fut pas reconduit. Amur bin Nasur devint ensuite le liwali (le gouverneur) de Bagamoyo[2].

Bien que Carl Gotthilf Büttner indique à plusieurs reprises que la contribution d’Amur bin Nasur est écrite, le récit apparaît cependant étonnamment marqué par l’oral, en particulier par le retour quasi incessant du mot « bassi » (voilà, bref, c’est tout…) que l’on imagine assez mal en contexte écrit. C’est également le cas du mot « tamat » (fin, point) qui vient scander les grandes articulations du texte et dont on peut se demander s’il n’était pas énoncé à l’oral pour marquer les pauses (comme on le fait dans une dictée) alors que sa présence à l’écrit est étrange. Par ailleurs, la segmentation des mots, souvent incorrecte, laisserait à penser que le récit a plutôt été transcrit directement de l’oral par une personne qui ne connaît pas forcément très bien le swahili. Ceci dit, nous sommes à une période où la langue n’est pas encore standardisée. De plus, il est très probable que si Nasur a bel et bien écrit le texte (et non dicté), il l’a alors fait en recourant à l’alphabet arabe, ce qui suppose une transcription ensuite en caractères latins, qui pourrait expliquer ces traits et variations assez surprenants.

Le texte, comme son titre l’indique, ressort en swahili du genre du khabar, qui recouvre différents types de textes à contenus informatifs (voir l’article associé à khabar). Il participe ici du récit biographique, avec un aspect centré sur le récit de voyage et la vie à Berlin. Le genre du récit de vie fut prisé en Allemagne où l’on suscita un certain nombre de textes qui furent utilisés comme base de cours et modalité d’entrée dans une culture spécifique. Carl Velten, qui apparaît dans le texte d’Amur, poursuivra ce travail de collecte de récits avec les Safari za Wasuaheli[3] qu’il publiera en 1901. Les textes qu’il proposera, et notamment ceux de Mtoro bin Mwenye Bakari qui fut également lecteur de swahili à Berlin à partir de 1900, sont cependant d’une teneur littéraire et ethnographique plus intéressante. Le texte ici reproduit vaut cependant par l’orientation qui lui est donnée : Amur bin Nasur, après avoir retracé les principales étapes de sa vie à Zanzibar et sur la côte est-africaine, livre dans son récit des années berlinoises un regard incrédule et émerveillé sur ce qu’il découvre : visites au musée et au zoo, théâtre, tavernes… Le texte est scandé par l’expression « nikastaajabu sana khabari ile » : j’étais stupéfait/émerveillé par cela !

Il y a dans le récit une dimension très visible de mise en valeur de la culture allemande qui rappelle que les textes suscités appartiennent, certes, à la littérature swahili (dont il constitue parmi les premiers textes en prose), mais également à la littérature impériale. La germanophilie de l’auteur apparaît nettement et le lecteur est d’ailleurs en droit de se demander dans quelle mesure la situation particulière de production du texte (demandé à un auxiliaire par une personne hiérarchiquement supérieure dans un contexte colonial) influe ou non de manière forte sur son contenu. Il est à cet égard particulièrement surprenant de voir que la découverte des tavernes berlinoises ne se traduit pas par une prise de distance de la part d’Amur bin Nasur (alors que ce sera toujours le cas des informateurs musulmans des Safari za Wasuaheli par exemple).

En dépit de ces spécificités, d’ailleurs intéressantes, le texte offre un regard particulier sur l’Europe (et l’Allemagne en particulier) du XIXème siècle, en pleine mutation industrielle. La dernière partie du texte, sur la vie à Zanzibar, permet également une lecture comparatiste dans la mesure où certains thèmes abordés lors du récit des années allemandes le sont également dans cette dernière partie du texte consacrée à la sphère culturelle d’origine (voir par exemple la question du logement).

A la fois récit de voyage, réunissant informations et anecdotes, ce récit constitue aussi l’un des premiers textes biographiques rédigé en langue africaine.

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Notes:

[1] Anthologie aus der Suaheli-Litteratur, textes recueillis par Carl Gotthilf Büttner. Berlin : Emil Felber, 1894, 405 p.

[2] Ces informations sont tirées de l’ouvrage de Ludger Wimmelbucker, Mtoro bin Mwinyi Bakari, Swahili lecturer and author in Germany. Dar es-Salaam : Mkuki na Nyota Publishers, 152 p.

[3] Carl Velten, Safari za Wasuaheli. Göttingen : Vandenhoeck & Ruprecht, 1901. Le texte est publié avec sa version allemande (Schilderungen der Wasuaheli). Traduction française : Nathalie Carré, De la Côte aux confins. Récits de voyageurs swahili. Paris : Cnrs éditions, 2014.