Langue minorée

 

La terminologie qui qualifie les langues repose souvent sur une conception binaire exprimée à travers plusieurs critères sous-jacents. Dans une perspective géographique, on définit les langues « locales » versus celles qui appartiennent au « centre ». Ces dernières peuvent relever des « langues nationales », un terme polysémique et très utilisé dans nombreuses sociétés africaines. Parfois, la définition des langues « locales » implique une référence explicite ou non à l’international voire à la mondialisation, ce qui confère un aspect d’authenticité au « local ». Selon des paramètres géographiques également, une autre désignation est celle de « langues régionales », situées par rapport à la langue officielle, qui est langue de l’enseignement. Dans ce contexte, l’enjeu est d’obtenir, entre autres, la reconnaissance politique des langues régionales pour leur enseignement. C’est le cas en France du breton, du basque ou du corse, par exemple.

Le critère quantitatif –  sous-jacent dans le cas du « régional » et du « local » –, est explicité lorsqu’une langue est qualifiée de « minoritaire ». L’une des variantes en est, par exemple, la « petite » langue, « petite » étant définie par le nombre de locuteurs, moins important que pour une « grande » langue. Comme dans les définitions précédentes, les critères ont tendance à se superposer. Le « quantitatif » ne se réfère pas seulement au nombre des locuteurs, mais il inclut un critère qualitatif. Celui-ci est manifeste dans le cas où l’on oppose « langue » à « dialecte », ce dernier terme ayant dans cette configuration le sens de « langue moins évoluée, raffinée, voire développée ». Pour éviter toute confusion, on utilise parfois le terme non pas de « dialecte », mais de « variante dialectale » pour désigner les variantes d’une même langue. Les langues africaines de grande extension géographique et parfois transnationales, comme le peul et le mandingue, présentent plusieurs variantes dialectales bien décrites. Cependant, le phénomène de la variation dialectale n’est pas réservé à ces langues de grande extension.

Les approches du domaine ont une portée politique et idéologique importante dans la mesure où elles sont l’expression des politiques linguistiques mises en place, ou qu’elles ont des répercussions sur celles-ci, notamment en Afrique.

À la différence des visions statiques et binaires, la notion de « langue minorée » situe une langue dans une constellation relationnelle à variables non arrêtées en amont et qui peuvent être définies avec précision. Cette approche politique permet d’interroger le statut de la langue de différents points de vue : selon quel critère une langue est-elle minorée ? L’est-elle par rapport à une autre langue et si oui, dans quelle mesure ? Dans cette perspective, une langue minoritaire n’est pas forcément minorée, de même qu’une langue minorée peut en minorer d’autres. En effet, l’analyse du statut d’une langue tient compte des multiples contextes dans lesquels elle se situe.  La question des langues minorées est discutée de manière approfondie dans les interrogations sur l’enseignement (Ksenija Djordjevic 2006 ; Stéphanie Clerc et Marielle Rispail 2006).

Par ailleurs, et c’est la raison pour laquelle ELLAF s’intéresse à la question ici, la notion est efficace pour analyser les situations de domination culturelle, économique et politique forte. C’est le cas de la colonisation en Afrique et dans d’autres régions du monde.

La présence des langues des anciens colonisateurs même après les indépendances reste importante. C’est vrai pour les pays africains, même si des différences considérables existent entre les pays anciennement sous colonisation anglaise et française. Dans ce dernier cas et en général, le français reste langue officielle des pays concernés après leur indépendance. Les répercussions sur l’enseignement et la transmission des langues africaines sont considérables car celles-ci sont, en effet, minorées à tous les niveaux : marginalisées, dévalorisées, méconnues et non enseignées, elles sont mésestimées parfois par les locuteurs eux-mêmes. En effet, même en étant attachés à leurs langues, ils peuvent se sentir désorientés par rapport à la langue étrangère qui semble représenter un avenir prometteur.

En contexte de plurilinguisme, la notion de « langue minorée » est appropriée pour rendre compte de telles situations de domination. En ce sens, les langues africaines sont dans leur ensemble minorées par rapport aux langues des anciens colonisateurs, et quels que soient leurs statuts par rapport aux autres langues africaines.

En ce qui concerne la littérature en langues africaines, la notion est tout à fait opérationnelle également : étant produites en langues minorées, les littératures sont considérées par définition comme minorées également. Deux degrés de minoration peuvent être distingués dans ce contexte. Les textes relevant de l’écriture littéraire, notamment les genres littéraires « prestigieux » et bien connus internationalement comme le roman, sont perçus dans bien des cas plutôt avec une relative bienveillance. En revanche, ce n’est en général pas le cas de la littérature orale. En effet, partant de l’idée d’une hiérarchie entre les modes de communication, l’oralité est souvent considérée comme moins « littéraire ». La littérature orale est ainsi minorée à deux niveaux : la langue et son mode d’expression.

Ursula Baumgardt

 


 

Références citées

    • Casanova Pascale, 2008 [1999], La république mondiale des lettres, Paris, Éditions du Seuil, 504 p.
    • Djordjevic Ksenija 2006 ; « Mordve, langue minoritaire, langue minorée : du discours officiel à l’observation du terrain », Études de linguistique appliquée, Langues minorées, langues d’enseignement ? n°143, 2006/3, pp. 297-311 [traite de la minoration de la langue mordve par rapport au russe].
    • Clerc Stéphanie et Rispail Marielle 2009, « Minorités linguistiques et langues minorées vont-elles de pair ? » Documents pour l’histoire du français langue étrangère ou seconde, 43 | 2009, pp. 225-242. http://journals.openedition.org/dhfles/929 [analyse des situations didactiques en France, dans lesquelles le plurilinguisme est minoré].