Les lámara (proverbes dioula)

 

 

 

Mots-clés:  mandingue, dioula, Dioula de Kong, Côte d’Ivoire — oralité, parémiologie, lámara, proverbe.

Résumé:  L’étude précise ce que sont les lámara, leur morphologie, leur valeur d’emploi, les conditions dans lesquelles ils ont été recueillis. Elle présente ensuite un échantillon de soixante-dix-huit exemples relevant de ce genre en version bilingue dioula-français. Pour chaque exemple, est mentionné le sens sous-jacent que la communauté des Dioula de Kong est susceptible de donner à ces énoncés imagés, suivant une enquête menée auprès de personnes ressource sur place.

L’étude est extraite de Jean Derive 1987. Les références de pages indiquées renvoient à cette édition.

 

 

 

Sommaire

 

Introduction

 

I   Lámara normatifs

 

1.1     Énoncé d’une seule proposition

1.1.1    Figure à dominante actantielle

1.1.2     Figure à dominante situationnelle

1.2     Énoncés contenant plusieurs propositions

1.2.1     Figure à dominante situationnelle

1.2.2     Figure symbolique

 

II   Lámara constatifs

 

2.1     Énoncés d’une seule proposition

2.1.1    Figure à dominante actantielle

2.1.1.1    Image fondée sur une propriété implicite du (ou des) support(s) actantiel(s)

2.1.1.2    Image fondée sur une (des) propriété(s) anecdotique(s) du (des) support(s) actantiel(s), explicitement présente(s) dans l’énoncé

2.1.2     Figure à dominante situationnelle

2.1.3     Figure symbolique

2.2     Énoncés contenant plusieurs propositions

2.2.1     Figure à dominante actantielle

2.2.1.1    Image fondée sur une (ou des) propriété(s) implicites(s) du (ou des) support(s) actantiel(s)

2.2.1.2    Image fondée sur une (des) propriété(s) du (des) support(s) actantiel(s), explicitement présente(s) dans l’énoncé

2.2.2     Figure à dominante situationnelle

2.2.3     Figure symbolique

.

.

.


.

.

 

Introduction

 

 

 

Le terme « proverbe » pour traduire lámara est une approximation. Ce type d’énoncé sentencieux a des canons bien particuliers que nous avons exposés dans notre tome 1 (pp. 140-142).

Il en est des lámara comme des lásiri dɔnkili « devises chantées » : c’est un genre qui ne fait pas l’objet de séances particulières qui lui sont consacrées : ou bien il est au quotidien pour illustrer une situation vécue, ou faire des remontrances à quelqu’un — dans ce dernier emploi, on l’appelle alors kúmakɔrɔtigi (cf. t. 1: 140-142) ; ou bien, il peut prendre une forme chantée et s’intégrer à des corpus relatifs à d’autres genres littéraires (cf. t.1: 228-230).

 

Collecte

La plupart de ces textes n’ont pas été recueillis dans leurs conditions naturelles de production, qui étaient très difficiles à saisir pour un non-résident, du fait de la contingence de cette production à la communication quotidienne. Ce sont donc surtout des lámara qui nous ont été donnés « hors situation », par diverses personnes ressources.

 

Présentation du corpus

Dans la présentation de ce corpus, nous dérogeons aux principes que nous nous sommes fixés, et qui consiste à présenter nos séries d’œuvres selon le déroulement effectif de leur énonciation, au moment de leur production naturelle, lorsque celle-ci a fait l’objet d’une « séance » (cf. t. 1: 93). Puisque cette méthode est impossible à appliquer ici, nous présentons les textes selon un classement analytique permettant de mieux mettre en évidence les principaux traits, notamment structuraux, qui caractérisent le genre.

Tous les énoncés sentencieux n’étaient pas considérés par les Dioula comme lámara : n’ont ce statut, en principe, que ceux qui ont été soumis à un processus imageant, en fonction d’un code bien déterminé qui conduit l’énoncé à avoir un double statut de dénotation (J. Cauvin 1976a). Le premier niveau de dénotation1 fonctionne, comme dans tout énoncé, grâce au code linguistique, qui permet de renvoyer les signifiants de l’énoncé à des signifiés connus. Mais, dans le cas du lámara, s’y associe un second niveau dans lequel les signifiés du premier deviennent des signifiants, qui dénotent à leur tour autre chose. Ce second transfert de signification se fait selon un code culturel fonctionnant sur le principe de l’homothèse (J. Cauvin 1976a:: 20-24).

 

Classement

Le fonctionnement de ce second code homothétique, donne au lámara sa personnalité propre par rapport à la communication contingente au quotidien, et sa véritable pertinence culturelle. Sa connaissance est en effet nécessaire pour que le kɔ́rɔ du proverbe, c’est-à-dire son sens caché (ou heuristique — J. Cauvin 1976a:: 19-20) puisse être saisi. Les différentes modalités de ce code imageant déterminent la structure poétique des lámara et pourront nous guider dans notre classement.

Mais ce code est lui-même dépendant des différentes fonctions que peut avoir le proverbe dans la communication, fonctions qui représentent également un critère important pour les distinguer entre eux. C’est donc d’après cette double structure poétique et fonctionnelle que nous allons classer nos textes.

 

Critères fonctionnels

Notre classement se fondera en premier lieu sur un critère fonctionnel qui nous permettra de distinguer des lámara « normatifs » et des lámara « constatifs ». Bien sûr, tout proverbe comporte plus ou moins une référence à une norme, dans la mesure où il est censé énoncer une vérité tenue pour établie. Mais il y a une différence fondamentale entre ceux qui se bornent à constater l’existence d’une loi dont la validité est reconnue par l’expérience collective de la communauté (ceux que nous appelons « constatifs »), et ceux qui dictent explicitement une véritable norme de comportement (ceux que nous appelons « normatifs »), au nom d’une certaine conception de la vie.

Ces derniers se distinguent toujours formellement des autres par le fait que leur énoncé comporte nécessairement des éléments linguistiques exprimant l’obligation (du type « il faut », « on doit », « tu dois », ou « il ne faut pas », « on ne doit pas »…) ou bien l’injonction (utilisation de l’impératif selon un mode positif ou négatif : « fais ceci », « ne fais pas cela »). Ces lámara normatifs ont généralement une forte valeur conative2, et l’utilisation de la deuxième personne y est fréquente.

Deux exemples feront bien comprendre la distinction entre ces deux types.

1° « L’œil du vainqueur ne se cache pas ».

Ce lámara constate une vérité d’expérience, à savoir que celui qui se trouve en position de force ne se gêne généralement pas pour imposer ses points de vue ou ses entreprises. Mais il ne contient aucun jugement de valeur ni positif ni négatif à l’égard d’un tel comportement. C’est donc un proverbe « constatif ». Il en irait différemment si l’énoncé était : « L’œil du vainqueur ne doit pas se cacher », car il supposerait alors une prise de position de la culture populaire par rapport au fait constaté.

2° « Si tu ne peux te permettre d’abandonner ton compagnon dans ta fuite, ne mange pas la drogue qui donne les jambes sans lui en laisser ».

Dans ce second lámara, au contraire, la structure de l’énoncé est telle qu’elle dicte explicitement une norme de comportement. Lorsqu’on est solidaire de quelqu’un dans une épreuve, il ne faut pas envisager une stratégie individuelle pour s’en sortir. La présence de la deuxième personne « tu », « ne mange pas » donne à ce conseil une fonction conative très forte : il devient une véritable exhortation. C’est un proverbe « normatif ».

Cependant, les lámara du type « constatif » peuvent être employés dans un sens « normatif ». Ainsi le proverbe « L’œil du vainqueur ne se cache pas » peut être dit pour :

      • commenter le comportement d’un tiers absent au moment de l’acte de communication ;
      • mais aussi pour encourager son interlocuteur à faire fi de ses scrupules, et à profiter de rapport de force qui lui est favorable pour s’imposer ;
      • à l’inverse, il peut aussi fonctionner comme un reproche, signifiant alors : « Je vois que, profitant de la situation, on ne se gêne plus ».

Mais ces différents emplois sont justement permis par une neutralité relative de l’énoncé et dépendent de la volonté de l’utilisateur. Par rapport à la proposition de base, il peut émettre le jugement de valeur qu’il veut. Dans le cas du proverbe « normatif », c’est au contraire la culture communautaire qui impose son point de vue.

Il y a là une différence très importante du point de vue du fonctionnement idéologique d’une société. Chacun des deux types de proverbes correspond en effet à deux attitudes pédagogiques bien distinctes pour favoriser l’assimilation du système de valeurs qui y prédomine, l’une plus ouverte, l’autre plus dogmatique.

 

Critères syntaxiques

Notre classement tiendra compte d’une seconde distinction. Elle séparera les lámara dont l’énoncé ne comporte qu’une seule proposition (premier exemple ci-dessus) et ceux dont l’énoncé comporte deux propositions ou plus (deuxième exemple) liées entre elles par différentes sortes de rapports logiques. On aura, à titre indicatif :

      • relation de cause à effet (s’il arrive ceci, il se passera cela — ou « tu devras faire cela » — si c’est un proverbe « normatif ») ;
      • relation de concession (même s’il arrive ceci — ou bien qu’il arrive ceci — il se passera cela) ;
      • relation de comparaison pour exprimer une égalité (il se passe ceci qui est comme cela) ou une hiérarchie (qu’il se passe ceci vaut mieux qu’il se passe cela), etc.

Ce nouveau type de distinction a aussi son importance, car il est également révélateur de deux attitudes culturelles. Des proverbes limités à des propositions simples se bornent à exprimer le fruit d’une expérience directe et immédiate : nous sommes dans l’ordre du « pragmatique ». Des proverbes qui, au contraire, font état de plusieurs propositions liées entre elles par des relations logiques impliquent alors l’ébauche d’un raisonnement, donc, d’une construction aboutissant à une vision du monde : nous sommes dans l’ordre de la « philosophie ». La proportion dans le patrimoine de l’un et de l’autre type de proverbes n’est donc pas indifférente pour déterminer à quel type de culture on a affaire.

 

Modalités de la fonction imageante

À ces distinctions, nous en avons combiné d’autres, déterminées par les modalités de la fonction imageante dans le proverbe. Celles-ci sont cette fois plutôt révélatrices d’une poétique de la culture. Le mécanisme imageant du proverbe ne suit pas en effet toujours le même principe.

Le caractère figuré du lámara s’appuie sur deux grands types d’images :

      • celles qui sont relatives aux supports actantiels de l’énoncé ; par exemple, les personnages d’une action, ou les éléments auxquels s’appliquent une situation, un état. Nous les appellerons « images actantielles » ;
      • celles qui sont relatives aux actions et/ou aux situations mises en cause dans cet énoncé. Nous les appellerons « images situationnelles ».3

Il peut arriver que les lámara ne soient imagés qu’à un seul de ces deux plans, mais le plus souvent la fonction homothétique porte à la fois sur le ou les rapports actantiels, et sur la ou les situations.

Cependant, ce n’est pas parce que l’homothèse est complète qu’il n’existe pas un principe de figuration dominant.

L’expression figurée du lámara est souvent commandée par une image-pivot qui est la base même de la figure. Celle-ci peut porter soit sur les supports actantiels, soit sur les prédicats, c’est-à-dire les actions ou les situations dans lesquelles sont impliqués les actants. Voici quelques exemples, pour illustrer ces différents cas d’espèce.

Soit le proverbe suivant : « Le battant de porte usagé fait bon effet à l’entrée de la maison des chèvres ».

Dans un tel énoncé, on voit nettement que la figure est commandée par des images portant sur les supports actantiels : « le battant de porte usagé » représente un objet de référence (qui peut bien entendu être une personne, un sentiment aussi bien qu’une « chose ») dont la caractéristique est d’être dévalorisé ou périmé dans une conjoncture de base non définie dans l’énoncé, et « l’entrée de la maison des chèvres » figure une seconde conjoncture, dépréciée par rapport à la première, dans laquelle l’objet de référence est susceptible de retrouver une certaine valeur. Le lien prédicatif qui unit ces deux supports, « fait bon effet »4, est quant à lui à peine figuré, et l’expression pourrait presque se retrouver intacte dans une formulation non imagée. Nous avons là une figure à dominante actantielle.

Par contre, dans un proverbe comme celui-ci, « on apprend à marcher sur un pied en prévision d’un certain jour », c’est l’action-situation « marcher sur un pied » qui joue le rôle d’image-pivot. Il s’agit d’une figure à dominante situationnelle.

Mais très souvent, c’est la relation qui existe entre le (ou les) support(s) actantiel(s) et la (ou les) situation(s) qui justifie la pertinence de la figure.

Soit par exemple ce lámara : « Ils ont la main dans la poche du boubou qu’ils ne portent pas », qui s’emploie lorsqu’on veut signifier que des gens se mêlent de ce qui ne les regarde pas.

Dans ce cas, on ne peut pas dire que la pertinence de la figure d’ensemble est davantage commandée par une image actantielle (le boubou) que par une image situationnelle (ne pas le porter, avoir la main dans la poche).

Elle est véritablement fondée sur la relation qui existe entre ces deux catégories d’éléments, et qui nous fait passer de la simple image au symbole. Nous parlerons alors de figures symboliques. C’est évidemment le processus de figuration le plus achevé.

Il est donc également intéressant, dans le cadre d’une approche de la poétique du langage « littéraire », de voir, parmi ces différents mécanismes de la fonction imageante, ceux qui sont privilégiés et qui témoignent de différents degrés dans la maîtrise du langage.

 

L’analyse du sens

Les grandes lignes de notre grille classificatoire ayant été définies, nous pouvons maintenant passer à la présentation de notre échantillon de proverbes. Nous accompagnerons chaque lámara d’un commentaire intitulé kɔ́rɔ. Ce n’est pas par simple coquetterie que nous avons utilisé ce terme dioula pour l’analyse du sens de ces énoncés. C’est que chez les Dioula, c’est une pratique classique de donner, dans un but pédagogique, le kɔ́rɔ des proverbes utilisés à un étranger ou à un interlocuteur jugé trop inexpérimenté pour le connaître. Les lámara sont donc l’objet effectif de commentaires par les utilisateurs eux-mêmes. Bien sûr, ces commentaires, comme tous ceux qui sont issus de cultures populaires, ne sont pas faits en fonction d’un modèle théorique de type scientifique, et plusieurs niveaux s’y trouvent confondus : on y retrouve pêle-mêle, l’explication des images particulières, les valeurs d’emploi de l’énoncé, et la traduction de la figure sous la forme plus abstraite d’une sentence énoncée en « kúma bgɛ́ »5,  en langage clair (par opposition au langage imagé) : c’est-à-dire qu’en général, à un aphorisme imagé qui a acquis le statut de lámara, les Dioula, pour en expliquer le sens, substituent en équivalent un aphorisme sans image, qui en est comme la version décodée. Quoi qu’il en soit, l’exposé de ces kɔ́rɔ est en général très riche, et ce sont eux qui ont en grande partie nourri nos propres commentaires, auxquels nous avons simplement donné une forme un peu plus organisée et davantage modélisée. C’est par respect pour ces sources que nous les avons intitulés « kɔ́rɔ ».

 

 

 


 

 

I

Lámara normatifs

 

 

1.1   Énoncé d’une seule proposition

1.1.1 Figure à dominante actantielle

1

Dén tágamabaruku kána

yɛ́rɛko mùruku mà

Enfant qui n’a pas encore marché,

ne te moque pas d’un perclus.

Kɔ́rɔ : Tout le principe de la figuration repose ici sur la double relation, antinomique, de parallélisme et d’opposition entre les deux images actantielles : parallélisme, car ni l’enfant ni le perclus ne marchent ; opposition, car l’un n’a pas encore marché, alors que l’autre ne marche plus. Par contre la situation qui les unit l’un à l’autre dans l’énoncé, marquée par le verbe « se moquer » employé à l’impératif négatif, est exprimée sous une forme qui n’est pas quant à elle vraiment figurée, car c’est bien de moquerie dont il est question dans la signification effective du proverbe : il ne faut pas s’amuser de l’échec ou des difficultés de quelqu’un dans un domaine où on n’a pas fait soi-même les preuves (sous-entendu : en effet, on risque de faire encore moins bien, lorsqu’on sera soi-même confronté à cette situation).

Ce lámara peut avoir deux significations d’emploi principales :

1°Il peut être utilisé lorsque quelqu’un se rit effectivement des difficultés de quelqu’un d’autre, et il fonctionne alors comme une sorte de reproche adressé au persifleur dont l’aptitude à faire mieux est mise en doute.

2° Mais il peut être adressé aussi à ce même interlocuteur un peu plus tard, lorsqu’il se trouve confronté au même type de problème que la personne dont il se moquait, et qu’il rencontre à son tour des difficultés. Le proverbe prend alors valeur de leçon.

 

1.1.2 Figure à dominante situationnelle

2

Kána síran byɛ́ nyá kà í nàgakɔrɔ mwɔ́mwɔn.

N’aie pas peur de caresser ton bas ventre devant tout le monde.

Kɔ́rɔ : Dans cet énoncé, ni l’actant (exprimé seulement par la deuxième personne impliquée par l’emploi de l’impératif), ni l’exhortation qui lui est adressée (káná síran : n’aie pas peur) ne sont véritablement figurés. Toute l’image est concentrée sur la relation qui existe entre l’action qu’on prête à l’interlocuteur (kà í nàgakɔrɔ mwɔ́mwɔn : se caresser le bas ventre) et les modalités selon lesquelles se déroule cette action (byɛ́ nyá : aux yeux de tous).

Le bas ventre, c’est le siège des instincts, des appétits grossiers. Se caresser le bas ventre, c’est flatter ces tendances, leur donner libre cours. Le faire aux yeux de tous, c’est manquer de retenue.

C’est pourquoi ce proverbe est employé par antiphrase, avec une intention ironique, un peu comme dans ces énoncés qu’on rencontre assez fréquemment dans la conversation : « Eh bien ne te gêne plus ! », « Ne t’en fais surtout pas »… Les Dioula sont en effet des gens très prudes, pour qui l’apparence extérieure compte énormément, et manquer de pudeur en public, c’est se conduire comme un wòloso, un captif domestique. L’apparente exhortation est donc en réalité un reproche ironique qu’on adresse à celui qui ne fait pas preuve de suffisamment de retenue devant les autres.

Toutefois il peut arriver — nous en avons été témoins — que le proverbe se prête aussi à l’emploi inverse. Devant se comprendre alors au premier degré de signification de l’énoncé, il est dans ce cas un encouragement réel adressé à quelqu’un d’excessivement timide, pour qu’il extériorise davantage ses désirs. Mais ce dernier emploi est beaucoup plus rare.

 

1.2   Énoncés contenant plusieurs propositions

1.2.1 Figure à dominante situationnelle

3

Ní í tɛ́ nà sé kà bòli kà mɔ̀gɔ mín tó,

kána bòlifila dómu kà ò tígi tó.

Si tu ne peux te permettre d’abandonner ton compagnon dans ta fuite,

ne mange pas la drogue qui donne des jambes sans lui en laisser.

Kɔ́rɔ : Nous avons classé ce lámara dans les figures à dominante situationnelle, puisque les images qui commandent la figure portent sur l’action (courir, manger de la drogue), et non sur les actants.

Ce proverbe normatif s’emploie pour déconseiller formellement, lorsqu’on est indissolublement solidaire de quelqu’un dans une épreuve difficile, de chercher des solutions individuelles pour s’en sortir.

 

4

Mɔ̀gɔ mín kà à fɔ́ dúnunya tɛ́ só yé,

ò yé tága Alahara.

La personne qui dit que le monde n’est pas habitable,

qu’elle parte au royaume d’Allah.

Kɔ́rɔ : On pourrait penser au premier abord que nous sommes en présence, pour une fois, d’une sentence non imagée. En effet, dans la mesure où l’actant ne fait pas d’objet d’une quelconque figure (« la personne qui dit »), cet énoncé peut se comprendre comme un adage renvoyant directement à la situation exprimée par le signifié du texte : « Celui qui n’est pas content de vivre n’a qu’à partir au séjour des morts ».

Mais en fait, il n’en va pas ainsi, et l’expérience montre que ce lámara se rapporte le plus souvent à des situations tout à fait autres. Par conséquent, les deux procès (dire que le monde n’est pas habitable, partir au royaume d’Allah) sont bien des figures représentant d’autres situations possibles.

Le proverbe a donc un sens beaucoup plus général que celui qui est porté par son simple signifié, et on l’emploie habituellement pour commenter le comportement de celui qui se plaint à tort d’une situation (économique, matrimoniale, etc.) qui est loin d’être si mauvaise. On suggère ainsi que si cette personne juge son état présent insupportable, elle n’a qu’à agir pour en changer au lieu de se plaindre. Si elle ne le fait pas, c’est peut-être qu’au fond, elle ne trouve pas sa situation aussi désagréable qu’elle le dit et qu’elle sait qu’elle pourrait rencontrer bien pire.

Bien qu’à la différence du proverbe précèdent, il n’y ait pas de propositions subordonnées l’une à l’autre dans un rapport de cause à effet introduit par la conjonction ní, la juxtaposition rend cette relation implicite. Et la fonction normative de l’énoncé est portée par la seconde proposition, qui a une certaine valeur injonctive : « Si on n’est pas content du monde des vivants, on n’a qu’à partir chez les morts ».

 

1.2.2 Figure symbolique

Dans les exemples qui vont suivre, le processus de figuration portera sur la relation entre tous les éléments de l’énoncé qui s’unissent pour former un symbole.

 

5

Ní í tɛ́ nà mùsokɔrɔni bɛ̀n ní à dòni yé,

kána à fɔ́ : « Màma tó ń yé ń tá lá í fɛ̀. »

Si tu ne parviens pas à rencontrer la vielle femme avec son fardeau (pour la décharger),

ne dis pas : « Maman, laisse-moi ajouter le mien au tien. »

Kɔ́rɔ : Cette fois la cohérence de la figure porte sur la relation entre les images actantielles (vieille femme, c’est-à-dire quelqu’un que son fardeau accable particulièrement et qu’il faudrait donc normalement aider) et les images situationnelles (décharger ou alourdir le fardeau).

Ce proverbe se dit à l’intention de quelqu’un qui sollicite une aide auprès d’un tiers qui en aurait infiniment plus besoin que lui.

On pourra remarquer que les lámara 3 et 5 ont exactement la même structure syntaxique pour exprimer leur fonction normative : « ní í tɛ́ nà…, kána… ». La relation qui existe entre les deux propositions est un rapport explicite de cause à effet, même s’il s’agit en l’occurrence, par la négation, de prévenir un effet jugé dommageable.

 

6

Ní í t í ń kɛ́ dèrekeba yé,

kána ń kɛ́ kɔ́rɔra yé.

Si tu ne peux me mettre en grand boubou,

ne me mets pas en sous-vêtement.

Kɔ́rɔ : Dèrekeba, le grand boubou, c’est le costume prestigieux par excellence, qui s’oppose naturellement au sous-vêtement, tenue familière dans laquelle on ne se montre pas en public.

Ce lámara 6 a la même structure syntaxique que les lámara 3 et 5, et sa valeur d’emploi est très proche du précédent. De même que, si on ne peut pas soulager la vieille en la déchargeant de son fardeau, ce n’est pas une raison pour ajouter le sien à celui qu’elle porte déjà, de même, ce n’est pas parce qu’on ne peut rendre à quelqu’un un grand service (le mettre en grand boubou, état valorisé), qu’il faut pour autant lui nuire, en le dépouillant (le mettre en sous-vêtement) : si tu ne peux m’aider, au moins ne me gêne pas.

Le proverbe qui suit, toujours à fonction normative, va mettre cette fois en jeu un rapport d’opposition entre les deux propositions.

 

7

Í mána à fɔ́ í yé fìtina blà fyé yé,

Í yé kɔ́gɔ kɛ́ à ná ná.

Au lieu de prétendre allumer une lampe à huile pour un aveugle,

mets-lui plutôt du sel dans sa sauce.

Kɔ́rɔ : Le sens de cette figure-symbole est facile à saisir. On emploie ce lámara pour conseiller à quelqu’un de faire quelque chose de plus sensé que ce qu’il fait.

 

*

*          *

 

Nous allons maintenant citer une série de proverbes que nous avons rangés dans la catégorie normative, bien que les marques linguistiques de cette fonction soient, dans leur énoncé, moins évidentes que dans les cas précédents. Ces lámara sont généralement construits selon les structures syntaxiques suivantes : à une première proposition à valeur conditionnelle plus ou moins explicitement affirmée, suit une question, qui n’est en réalité qu’une provocation, car il s’agit d’une fausse question dont la réponse est évidente. Elle n’a donc d’autre fonction que de faire accepter par l’interlocuteur lui-même une norme de comportement, selon une technique maïeutique bien connue.

Au lieu d’une question, la proposition qui suit l’expression de la condition peut aussi être une prévision marquée par le futur. Celle-ci apparaît alors comme une conséquence négative de la condition initiale, qui est toujours une hypothèse formulée sur un comportement possible. L’effet négatif de ce comportement, énoncé dans la deuxième partie du proverbe, revient à la condamner implicitement. Il s’agit bien d’un mode d’expression normatif.

Dans la plupart des lámara de ce type, la présence de la deuxième personne, sous diverses formes grammaticales, donne à l’énoncé une valeur conative qui en renforce encore la fonction normative.

 

8

Bása bɛ́ fòrontoji mìnna,

Íle sàkɛnɛ táraji bɔ́ kún ?

Le margouillat boit l’eau pimentée,

pourquoi est-ce toi le petit lézard qui transpires ?

Kɔ́rɔ : Avec un tel lámara, on aurait pu penser qu’on était en présence d’une figure à dominante situationnelle, dans la mesure où, apparemment, l’ancrage qui en fonde l’isotopie porte d’abord sur la relation entre les actions : « boire l’eau pimentée », et « transpirer ». Il est bien connu en effet que l’absorption d’aliments pimentés accélère notablement la sudation. On pourrait être alors tenté de considérer que le caractère imagé des actants (le margouillat et le petit lézard), relativement arbitraire, est sans grande pertinence pour le système, sinon qu’il s’agit de personnages appartenant à des espèces assez proches l’une de l’autre. Si une telle hypothèse était fondée, on pourrait remplacer ces actants par d’autres, ayant entre eux le même rapport de proximité (par exemple : « Le mouton boit l’eau pimentée, pourquoi est-ce toi, le cabri, qui transpires ? ») en conservant au proverbe tout son sens.

En fait, il n’en est rien et, par un tel transfert, la figure perdrait une partie de sa pertinence, qui donne au lámara toute sa finesse. Il convient de préciser d’abord que bása et sàkɛnɛ sont deux sortes de lézards de taille sensiblement différente. Bása, le margouillat, qui fait partie de la famille des agames, a une longueur d’environ trente centimètres. Sàkɛnɛ est un lézard beaucoup plus petit (dix centimètres tout au plus). Il y a donc déjà, dans le rapport entre les deux images, l’idée implicite d’une inégalité entre un grand, un puissant, et un petit, plus faible. Mais surtout, il faut savoir que le sàkɛnɛ est une variété de lézard qui a le dos légèrement argenté, ce qui donne effectivement l’impression, lorsqu’il se trouve au soleil, qu’il est recouvert d’humidité. Ce n’est donc pas arbitrairement qu’il a été choisi pour figurer celui qui sue. C’est l’ensemble de ces implications, saisies par l’interlocuteur familier de la culture, qui donne à la figure toute sa complexité.

Selon ce que nous avons brièvement expliqué dans l’introduction à cette série spécifique de lámara, ce processus a une fonction normative suggérée par sa structure linguistique même. C’est une formulation qui sous une forme atténuée équivaut à celle-ci : « Puisque c’est le margouillat qui a bu l’eau pimentée, toi, le lézard, tu ne devrais pas suer ». Il s’agit donc bien de proposer sous une forme indirecte une norme de comportement, en encourageant le faible à ne pas accepter de subir les conséquences d’un méfait commis par un plus fort, qui doit précisément son impunité à sa puissance.

 

9

Ní í kà fɔ́ í kà mùsoko lɔ́n í bláncɛ yé,

à kà dén wóro cógoya mín ná kà à dí í mà, í kà ò lɔ́n ?

Si tu dis que, question femmes, tu t’y connais mieux que ton beau-père,

la manière dont il a engendré sa fille pour te la donner, est-ce que tu la connais ?

Kɔ́rɔ : Il s’agit bien d’un énoncé sentencieux imagé, car bien entendu ce lámara a une signification de portée générale susceptible de s’appliquer à un très grand nombre de situations autres que le cas d’espèce très particulier envisagé dans son énoncé. Il s’emploie pour rappeler quelqu’un, qui prétend avoir des connaissances égales ou supérieures à celles des spécialistes dans un domaine qui n’est pas le sien, à plus de modestie. Mais la figure de beau-père et du gendre n’est pas neutre, car nous avons pu constater que ce proverbe était souvent utilisé pour valoriser effectivement l’expérience des vieux sur celle des plus jeunes.

 

10

Ní í kà í kùn dán í sìnamuso tá dán cógorá,

ní tùru má à yága, shyéden kélen ò nà à yága.

Si tu te tresses la chevelure de la même manière que ta coépouse,

même si le chignon n’est pas différent, un cheveu au moins manque.

Kɔ́rɔ : On ne peut jamais faire exactement pareil que son prochain. Tout comme dans l’exemple 7, la structure syntaxique de ce lámara est telle que cette constatation prend une forte valeur conative et donne à l’énoncé une fonction normative : il ne faut pas essayer de copier systématiquement les autres, on n’y réussira pas. Il vaut donc mieux chercher sa propre voie.

 

11

Ní fàtɔ kà í bílan tà, í kà gbán à kwɔ́,

íle bɛ́ fàtɔ dɔ́ lè yé.

Si un fou te prend ton cache-sexe et que tu cours après lui,

tu ne seras toi-même qu’un autre fou.

Kɔ́rɔ : La valeur normative implicite de ce lámara est cette fois encore parfaitement perceptible du fait de la structure de l’énoncé. On ne doit pas répondre à une inconséquence par une autre inconséquence.

 

12

Jí tɛ́ dàga mín ná, à ká kɔ̀rɔ,

ní íle kà à fɔ́ í yé ò fà, í yé myɛ́n.

Le canari qui n’a pas contenu d’eau depuis longtemps,

si tu dis que tu vas le remplir, tu y passeras du temps.

Kɔ́rɔ : Pour bien comprendre la valeur imagée de ce lámara, il faut savoir que la terre des poteries utilisées dans cette partie de l’Afrique pour conserver l’eau, a une porosité qui l’amène à en absorber une bonne partie ; ce qui permet d’ailleurs de conserver l’eau fraîche par un phénomène d’évaporation constante. Lorsque le récipient est utilisé régulièrement, ses parois sont encore imbibées d’eau, même si son contenu est vide. Aussi, quand on va le remplir d’eau à nouveau, le niveau du contenu ne baissera-t-il pas sensiblement. Par contre, s’il s’agit d’une poterie entièrement sèche, le contenu des premiers pleins sera rapidement absorbé par la paroi, et le canari se videra de lui-même. Il faudra donc recommencer l’opération plusieurs fois avant que le niveau ne se stabilise enfin.

Une telle figure signifie donc qu’il est coûteux et laborieux de se lancer dans une action ou une entreprise avec quelqu’un qui n’y est pas entraîné (ou si on n’y est pas soi-même entraîné). La structure de l’énoncé, identique à celle des précédents, suggère qu’il vaut mieux ne pas agir ainsi, d’où le classement de ce lámara dans la catégorie des proverbes normatifs.

 

13

Ní kùnduru6 kà à ní à fá síra blà,

lólen byɛ̀n lè yé à sɔ̀gɔ.

Si la souris abandonne le chemin de sa mère et de son père,

c’est la pointe du chiendent qui la piquera.

Kɔ́rɔ : Si on prend des libertés avec la voie tracée par les ancêtres — autrement dit avec les normes culturelles de toutes sortes —, on s’expose aux pires ennuis. Par conséquent, il faut respecter cette norme culturelle.

 

 

II

Lámara constatifs

 

 

L’énoncé des lámara constatifs ne comporte pas de marques linguistiques impliquant la proposition à l’interlocuteur d’une norme de comportement.

 

2.1   Énoncés d’une seule proposition

2.1.1 Figure à dominante actantielle

Dans la mesure où l’échantillon des énoncés de ce type est plus conséquent pour les proverbes constatifs que pour les proverbes normatifs, nous allons subdiviser cette rubrique des « figures à dominante actantielle » en plusieurs catégories.

Nous distinguerons deux cas :

      • l’image est choisie pour une (ou des) propriété(s) du (ou des) support(s) actantiel(s) supposée(s) connue (s), mais non présente(s) dans l’énoncé.
      • l’image est fondée sur (une) ou des propriété(s) anecdotique(s) et/ou non intrinsèque(s) du (ou des) support(s) actantiel(s) qui sont précisées dans l’énoncé.

À l’intérieur de chacune de ces catégories, nous établirons encore une distinction entre les images qui sont commandées par un seul support actantiel, et celles qui sont commandées par la relation entre plusieurs (au moins deux) supports actantiels.

 

2.1.1.1   Image fondée sur une propriété implicite du (ou des) support(s) actantiel(s)

          • Image commandée par un seul support

14

Sébaga nyá fíri tɛ́.

L’œil du vainqueur ne se cache pas.

Kɔ́rɔ : La signification de ce proverbe a déjà été évoquée supra : celui qui se trouve en position de force, profite de cette situation favorable pour s’imposer. Chacun sait que l’œil du vainqueur est arrogant et saisit donc la pertinence de l’image choisie.

 

          • Image commandée par la relation entre plusieurs supports

15

Fén mín bɛ́ bóro rá ò má dá dán.

Ce qui se trouve dans la main n’a pas créé la bouche.

Kɔ́rɔ : La chose qui se trouve ainsi dans la main, c’est, dans cette figure, la poignée de nourriture qu’on a prise de sa main droite dans le plat, et qu’on va porter à sa bouche. L’image globale se fonde donc sur la relation entre cette poignée de nourriture et la bouche qui est une relation du type proie/prédateur. Il faut comprendre : la poignée de nourriture n’aurait pas été assez sotte pour créer la bouche qui l’absorbe.

Ce proverbe s’emploie donc surtout pour expliquer le comportement de quelqu’un qui cherche à éviter à tout prix d’agir contre son intérêt. Cependant, il a aussi un type d’emploi légèrement différent, qui repose sur un autre aspect de la relation bouche/nourriture. Il existe entre les deux termes un rapport hiérarchique dominant/dominé. Le proverbe peut donc aussi signifier : le subordonné n’a pas créé le maître (sous-entendu, c’est le maître qui a créé le subordonné). Dans ce dernier emploi, il peut prendre alors une fonction normative, puisqu’un tel énoncé implique qu’il ne faut pas renverser l’échelle des valeurs.

 

16

Kómbo tî lɔ́n sánje júkɔrɔ.

On ne reconnaît pas les pleurs sous la pluie.

Kɔ́rɔ : Cette fois encore la pertinence de l’image est fondée sur la relation de similitude (liquide qui coule) entre pluie et pleurs.

Ce proverbe s’emploie surtout à propos d’un menteur réputé qui, affirmant qu’il dit pour une fois la vérité, demande à être cru. Le proverbe justifie alors les réserves de ses interlocuteurs. Si on veut donner à ce lámara une signification plus générale, formulée de façon plus abstraite, on peut le traduire par la sentence suivante : il est difficile de distinguer le vrai du faux lorsqu’on se trouve dans une situation où l’on est abreuvé de faux.

 

2.1.1.2   Image fondée sur une (des) propriété(s) anecdotique(s) du (des) support(s) actantiel(s), explicitement présente(s) dans l’énoncé

          • Image commandée par un seul support

 

17

Bóromanden fɛ́rɛ, dɔ́ á jàn dɔ́ yé.

Regarde les doigts, certains sont plus grands que d’autres.

Kɔ́rɔ : Syntaxiquement parlant, cet énoncé est formé de deux propositions, mais du point de vue sémantique il se réduit à une proposition unique : certains doigts sont plus grands que d’autres. C’est pourquoi nous l’avons classé dans les lámara ne contenant qu’une seule proposition. Les doigts de la main sont ici le support figuré de l’inégalité entre les êtres dans le monde. Pour que cette figure soit bien comprise, l’énoncé précise la propriété des doigts qui est retenue pour justifier la pertinence de l’image : ils sont de grandeur différente. La traduction abstraite de ce proverbe serait : l’inégalité est chose naturelle.

 

          • Image commandée par la relation entre plusieurs supports

 

18

Kón kólon cɛ́ á nyì bàbonda rá.

Le battant de porte usagé fait bon effet à l’entrée de la maison des chèvres.

Kɔ́rɔ : Le fonctionnement de ce lámara a déjà été analysé, à titre d’exemple, dans l’introduction. Nous ajouterons simplement que la figure ne prend son sens que par rapport à une qualité spécifique que l’énoncé attribue au battant de la porte, et qui n’est pas intrinsèque à cet objet. Il est usagé (kólon), ce qui l’a rendu impropre à son usage originel (fermer l’entrée de la maison des gens) et l’a amené à passer d’une situation initiale à une situation seconde dégradée, dans laquelle il se trouve du coup revalorisé. Traduction abstraite : ce qui n’est plus bon dans une conjoncture donnée peut retrouver du prix dans une conjoncture dégradée.

 

19

Sú mín yé nà díya, ò lɔ́n ò fìtiri lè mà.

C’est à son crépuscule qu’on reconnaît la nuit qui sera agréable.

Kɔ́rɔ : L’image de la nuit est associée ici au trait « agréable » qui caractérise, non pas toutes les sortes de nuit, mais un type bien particulier.

Ce lámara s’emploie pour commenter un événement dont on attend (ou dont on a attendu) des suites agréables qu’on espère obtenir (ou qu’on a obtenues). Il est fondé sur l’idée que beaucoup de phénomènes, positifs ou négatifs, sont précédés de signes annonciateurs qui, lorsqu’on sait les lire, rendent ces phénomènes prévisibles.

Il faut toutefois préciser que ce lámara s’emploie souvent dans le contexte du badinage amoureux. Le succès de la conquête (dont le fruit agréable se cueille la nuit) est annoncé par certains signes favorables de la personne courtisée.

 

20

Kùnkolo júgu tí fwɔ́n gbànvila júgu rá.

La vilaine tête ne manque pas d’avoir un vilain bonnet.

Kɔ́rɔ : La relation de complémentarité entre kùnkolo (tête) et gbànvila (bonnet) est associée ici à une relation d’identité qualitative, exprimée dans l’énoncé par une propriété péjorative, qui est parallèlement attribuée aux deux termes : júgu (mauvais, vilain). Ce lámara peut avoir deux sens légèrement différents :

1° à méchante personne, méchante action ;

2° une méchante personne ne manquera pas d’attirer sur elle-même des malheurs (qu’elle provoquera par sa propre attitude).

 

21

Dá tòri tá lè bɛ́ à kálen yé.

Voici à la bouche puante sa cuillère.

Kɔ́rɔ : Ce lámara fonctionne selon un mécanisme très proche du précédent. Il y a la même relation de complémentarité entre bouche et cuillère qu’entre tête et bonnet, et une relation d’identité suggérée entre les deux termes avec l’application du qualificatif « puant » à la bouche. Il faut comprendre : la cuillère qu’il faut à la bouche puante. Le sens est donc à peu près le même que celui de l’emploi n° 2 du proverbe qui précède. C’est une façon de dire que ce qui arrive de fâcheux à quelqu’un est mérité du fait de sa mauvaise conduite.

 

2.1.2 Figure à dominante situationnelle

 

22

Mɔ̀gɔ sèn kélen t̰ágama dègi lá dɔ́ kɔ̀sɔn.

On apprend à marcher sur un pied en prévision d’un certain jour.

Kɔ́rɔ : Ce lámara a lui aussi déjà fait l’objet de remarques dans notre introduction, qui en expliquent le mécanisme de figuration. Il est généralement employé pour commenter une action pénible accomplie par une personne (ou une situation difficile dans laquelle elle s’est volontairement mise), alors que cette action ne semble pas justifiée par le contexte immédiat.

Cette absence apparente d’adéquation entre la situation et le contexte conduit à penser que celle-ci ne prend son sens que par rapport à un terme différé.

Le proverbe est souvent employé à propos du rationnement alimentaire, en prévision d’une éventuelle disette. Il peut être utilisé avec une fonction conative pour justifier les restrictions qu’on impose à quelqu’un, ou pour lui conseiller de se restreindre lui-même.

 

2.1.3 Figure symbolique

La figure s’appuie sur les relations existant entre tous les éléments de l’énoncé.

 

23

Síra tí yɛ̀rɛ yíri kàn.

La route ne monte pas sur l’arbre.

Kɔ́rɔ : Deux termes sont liés par un procès qui exprime un certain type d’incompatibilité relationnelle entre eux.

Par ce proverbe, on signifie qu’une chose est impossible. Il est souvent employé pour décourager quelqu’un de se lancer dans une entreprise dont le simple bon sens suggère que les chances de succès sont nulles.

 

24

Nyá ngúnu dò tɛ́ dànda bɛ̀n.

La réprimande du regard ne peut pas encercler le mur.

Kɔ́rɔ : On utilise ce proverbe pour signifier qu’une personne A (représentée par le mur) se moque de la réprobation ou de l’hostilité d’une personne B (le regard), car cette dernière n’est pas dans une situation qui pourra lui permettre d’empêcher A de continuer à faire ce qu’il fait (encercler). La figure suggère que le rapport de force est favorable à A, car c’est le mur qui encercle celui qui le regarde, et non l’inverse.

 

25

Sìra nùgu lè ò ngányagaden wóro.

C’est le baobab lisse qui engendre un fruit qui donne la démangeaison.

Kɔ́rɔ : Toute la force de la figure provient ici de l’opposition entre la propriété qui est attribuée au baobab (il est lisse, on s’attend à ce qu’il offre un contact doux) et celle qui est prêtée à son fruit (il a un contact urticant).

Le proverbe peut s’appliquer soit à des personnes soit à des événements :

1° Dans le cas de personnes, il illustre presque toujours une dissemblance surprenante entre parents et enfants ou éventuellement entre maître et disciple. Mais il faut préciser qu’ici l’opposition entre les deux termes se fait toujours dans le sens positif (pour le père, le maître) vers le sens négatif (pour l’enfant, le disciple), comme dans l’énoncé de la figure. La relation de filiation qui existe entre les deux termes et qui est exprimée par le verbe « wóro » (engendrer) est encore renforcée en dioula par le fait que le mot qui désigne le fruit (dén) est le même que celui qui désigne l’enfant.

2° Appliqué à des événements, le proverbe se borne à constater qu’une cause a produit un effet exactement inverse de celui qu’elle laissait prévoir. Dans cet emploi, ce lámara prend donc le contrepied du n° 20 présenté ci-dessus, qui exprimait le point de vue opposé.

 

26

Kɔ́lɔn kólon dɔ́ yé kári à yɛ̀rɛ lè kùn ná.

C’est sur lui-même que s’écroule le mauvais puits.

Kɔ́rɔ : Ce proverbe s’emploie pour prédire que la mauvaise conduite d’une personne (qui peut être aussi bien l’interlocuteur qu’un tiers dont on parle), le conduira à sa propre perte. Il peut aussi être un simple commentaire, si l’effet néfaste s’est déjà produit.

 

27

Dàntɔ kɔ́nɔnɔ kó lè yé à sìgi tà.

C’est le projet du bossu qui l’a rendu ainsi courbé.

Kɔ́rɔ : Un tel lámara offre un cas intéressant, car il ne peut se comprendre que par référence à un récit étiologique (ngálen kúma) mettant en scène un personnage qui cherchait à noyer des enfants dans un fleuve. Il s’est penché au-dessus du fleuve pour réaliser son dessein et, puni pour ses mauvaises intentions, il n’a jamais pu se redresser. C’est ce qui explique l’origine des bossus.

À la lumière de cette référence, on comprendra mieux le sens du proverbe, qui fonctionne généralement comme une menace proférée à l’égard d’un interlocuteur ou d’un tiers qu’on soupçonne de mauvaises intentions (le plus souvent à l’égard de celui qui dit le lámara). Il s’agit d’affirmer qu’il sera lui-même (ou qu’il a été, si l’effet attendu a eu lieu) puni de ses machinations.

La valeur d’emploi de ce proverbe est donc assez proche de celle des lámara 20, 21, 26. Mais dans ce dernier cas, le comportement négatif désigné par l’image aura toujours une composante relationnelle où se trouve supposée l’intention de nuire à autrui, ce qui n’était pas nécessairement le cas des précédentes.

 

28

Límɔgɔ tí mága bòda kɔ́ gbánsan.

La mouche ne bourdonne pas autour du derrière pour rien.

Kɔ́rɔ : Par ce lámara, on explique généralement un comportement (celui de l’auteur du proverbe, de son interlocuteur ou d’un tiers), dont les motivations n’apparaissent pas clairement, par la recherche supposée d’un intérêt.

 

29

Dèreke mín tɛ́ àri kàn ná, àri bóro bɛ́ ò júfa lè rá.

Ils ont la main dans la poche du boubou qu’ils ne portent pas7.

Kɔ́rɔ : Nous avons déjà donné le sens de ce lámara, utilisé comme exemple dans notre introduction. Il sert à figurer une situation dans laquelle des gens se mêlent de ce qui ne les regarde pas8.

 

30

Nán díman dàga kɔ́nɔ lè yé gbɛ́.

C’est l’intérieur du canari contenant la bonne sauce qui est bien lapé.

Kɔ́rɔ : Lorsqu’une situation est agréable, on en profite au maximum.

 

31

Bóro flà lè nyɔ́gɔn kwó kwò.

Ce sont les deux mains qui se lavent le dos l’une l’autre.

Kɔ́rɔ : Bien que sa structure linguistique de ce lámara exprime une constatation, il a souvent une valeur conative explicite. C’est un appel à la solidarité entre des personnes qui sont liées par des intérêts communs.

 

32

Bàra lákolon lè yé mànkan kɛ́.

C’est la gourde vide qui fait du bruit.

Kɔ́rɔ : Selon cette figure la « gourde vide » représente ceux qui n’ont pas le pouvoir, ou qui ne sont pas compétents dans un domaine donné. Ce sont généralement ces gens-là, d’après le lámara, qui « font du bruit », comme une gourde vide qui résonne quand on la frappe, c’est-à-dire qui s’agitent avec le plus d’ostentation et se donnent le plus d’importance, dans des affaires où ils n’ont pas leur place. Ceux qui ont le véritable pouvoir, ou la véritable connaissance (les gourdes pleines) restent quant à eux discrets (la gourde pleine ne résonne pas) et préfèrent agir.

 

 

2.2   Énoncés contenant plusieurs propositions

2.2.1 Figure à dominante actantielle

2.2.1.1   Image fondée sur une (ou des) propriété(s) implicites(s) du (ou des) support(s) actantiel(s)

Dans des énoncés contenant plusieurs propositions, la figure à dominante actantielle est toujours commandée par la relation entre les supports.

Nous allons donc distinguer les lámara de cette catégorie, selon les différents types de relations logiques mises en cause entre leurs propositions.

 

          • Relation de cause à effet

33

Ní í kà à yé lɛ̀sɛbuku á bón wóto yé,

sìraya lè kà lɛ̀sɛbuku sìgi tèn.

Si tu vois que le mollet est plus gros que la cuisse,

c’est que la maladie l’a rendu tel.

Kɔ́rɔ : Il y a bien, dans cet énoncé, une relation de comparaison entre la cuisse et le mollet. Pourtant nous l’avons classé dans les proverbes fondés sur une relation de cause à effet. C’est qu’il y a une hiérarchie dans les rapports logiques en jeu dans cet énoncé, et le lien qui est dominant, ce n’est pas l’inégalité entre le mollet et la cuisse, mais le rapport d’effet à cause existant entre un bouleversement de l’ordre naturel et ce qui l’a provoqué.

En effet dans cette figure, le mollet et la cuisse ne sont pas des images représentants en elles-mêmes des types de situations particuliers. La preuve, c’est que nous avons recueilli une autre version de ce lámara, avec une variante relative à l’un des supports actantiels :

í kà à yé fɔ́rɔkiri á bón wóto yé lá ó lá,

sìraya lè bɛ́ à rá.

Toutes les fois que tu verras la pine9 plus grosse que la cuisse,

c’est qu’elle a une maladie.

Par conséquent, ce qui compte avant tout, c’est moins la nature des éléments imagés, que la relation qu’ils entretiennent entre eux, et qui est déterminée par une propriété de taille qui leur est respectivement attribuée.

Ce qu’il faut retenir de cette relation, c’est qu’elle exprime un bouleversement de l’ordre des choses, qui sont connues des interlocuteurs. Le proverbe, d’esprit conservateur, exprime donc l’idée qu’il y a un ordre naturel des choses, et que chaque fois qu’il est inversé, c’est qu’il y a une anomalie.

 

34

Ní í kà à fɔ́ í yé tága kóngo, ní í má wùru sɔ̀rɔ,

í kà bà sɔ̀rɔ, í yé tága ní à yé.

Si tu as l’intention d’aller au champ et que tu ne trouves pas de chien (pour t’accompagner),

si tu trouves une chèvre, tu l’emmènes.

Kɔ́rɔ : Le chien est le compagnon traditionnel de l’homme qui va travailler au champ. Ce n’est évidemment pas le cas de la chèvre, qui risque de manger les plantes et d’endommager les buttes, de ses sabots. Toutefois elle sera tout de même un compagnon pour le cultivateur qui pourra trouver que c’est mieux que rien. Lorsqu’on n’a pas l’objet ou la situation qu’on espérait, on se contente alors d’un succédané dégradé.

 

35

Fén mín bɔ́ dèrekeba tɔ̀ rá

ò lè kɛ́ ò júfa yé.

C’est de ce qui reste10 d’un grand boubou

qu’on fait la poche.

Kɔ́rɔ : Dans cet énoncé, on ne trouve pas la construction la plus classique pour exprimer la cause de relation à effet entre deux propositions : si tu fais ceci (ou si tu omets de le faire), il t’arrivera cela (ou cela te fera défaut). Cependant, même si elle est atténuée, c’est bien toujours une relation de même type qui unit ces deux rôles figurés : le tissu qui reste du boubou en devient la poche.

Ce lámara s’emploie généralement pour suggérer la remise d’une gratification (le tissu qui reste pour faire la poche) de la part d’une personne11 qui vient de réaliser une bonne affaire (le grand boubou) à un tiers12 qui peut y prétendre, soit parce qu’il est proche d’elle, soit parce qu’il l’a aidée. Le proverbe suggère que celui-ci saura se contenter de ces « miettes » (il faudrait parler ici de ces « chutes » pour respecter la cohérence de la figure), et qu’il saura en trouver l’emploi (faire la poche).

D’une façon plus générale, la figure exprime l’idée que tout est bon à récupérer, même les choses d’apparence insignifiante.

 

36

Tò mín má nyà,

ò sána tí nyà.

Le « tò »13 qui n’est pas bon,

la croûte qui reste au fond ne sera pas bonne.

Kɔ́rɔ: Bien que non soumis à une structure syntaxique qui rende explicite la relation de cause à effet, celle-ci est évidente : « Si le tò n’est pas bon, la croûte qui reste au fond (du canari) ne sera pas bonne non plus ». Une telle proposition signifie que quand une cause est mauvaise, ses effets le sont aussi. Cela peut s’appliquer à des situations (quand une affaire est mal engagée, elle a peu de chances d’aboutir) ou à des personnes (à mauvais parents, mauvais enfants, à mauvais maître, mauvais disciples…) Ce lámara exprime donc le point de vue exactement inverse du n° 25 : « C’est le baobab lisse qui engendre un fruit qui donne la démangeaison ».

 

          • Relation de concession

37

Yírikurun kà myén jí rá cógo ó cógo, à tí sé kà kɛ́ bàmba yé.

Un tronc d’arbre peut rester longtemps dans l’eau, de toute manière il ne deviendra jamais crocodile.

Kɔ́rɔ : Ce lámara avait deux valeurs d’emploi : une forte et une faible.

La valeur d’emploi forte est celle dans laquelle tous les éléments de la figure trouvent leur pleine pertinence : quel que soit l’effort qu’on puisse faire ou l’entraînement qu’on puisse se donner (le séjour du tronc dans l’eau), on ne peut jamais parvenir à des réalisations qui sont contre la nature des choses (l’arbre ne devient pas crocodile). Dans le même ordre d’idées, quelle que soit l’apparente acclimatation d’une personne, d’un animal ou d’un objet, ils ne deviendront jamais ce qui n’est pas dans leur nature d’être.

La valeur d’emploi faible ne tient pas compte de la première proposition de l’énoncé. C’est comme si on avait simplement : « Un tronc d’arbre ne deviendra jamais crocodile ». On donne alors le proverbe pour signifier que l’espoir d’un résultat quelconque n’est pas réaliste, car il n’est pas dans l’ordre naturel. Thématiquement parlant, on peut rapprocher ce lámara du n° 33 car il participe de la même philosophie.

 

          • Relation de comparaison

Cette relation peut elle-même se décomposer en plusieurs types d’opérations logiques : identité, analogie, inégalité, opposition, etc.

En voici deux exemples :

            • Analogie (ici par complémentarité)

38

Fén mín má kólon tó,

ò tí kólonkálanden tó.

Ce qui n’a pas épargné le mortier,

n’épargne pas le pilon.

Kɔ́rɔ : Toute la figure repose sur la complémentarité « essentielle » du mortier et du pilon. Lorsque deux personnes, deux objets, deux situations sont solidaires l’une de l’autre, elles sont soumises aux mêmes aléas.

 

            • Opposition

39

Lá byɛ́ tá bɛ́ sòn tá yé,

lón kélen bɛ́ féntigi tá yé.

Tous les jours appartiennent au voleur,

un seul jour appartient au propriétaire.

Kɔ́rɔ : La relation d’antinomie est fondée à la fois sur l’opposition « tous les jours » vs « un seul jour » et sur l’antithèse « voleur vs  propriétaire ». Le voleur peut commettre son larcin au moment où il le veut, car c’est lui qui a l’initiative de l’action, tandis que celui qui est victime du vol ne peut pas choisir le jour où il va surprendre le voleur.

Ce proverbe est beaucoup employé à propose de l’adultère (il est plus facile de commettre un adultère que d’en surprendre un), mais d’une façon générale il avance l’opinion que celui qui a l’initiative d’une action est avantagé sur celui qui la subit.

 

40

Fén mín bɛ́ màsadenya rá, màsacɛ kà ò lɔ́n ;

fén mín bɛ́ màsaya rá, màsaden má ò lɔ̀n.

Ce qui se passe chez les enfants du roi, le roi le sait ;

ce qui se passe chez le roi, l’enfant du roi ne le sait pas.

Kɔ́rɔ : Ce n’est pas parce que des personnes ou des actions sont en relation d’intimité ou de solidarité très étroite, que cette relation est soumise à une réciprocité totale. L’intimité, la proximité, n’excluent pas la hiérarchie.

 

41

Sòfali lɔ̀ko bɔ́ra jàra mà,

ń yé à lɔ́n à nyáden tí jàra tá bɔ́.

La manière de s’arrêter de l’âne ressemble à celle du lion,

je sais que son œil ne vaut pas celui du lion.

Kɔ́rɔ : Ce n’est pas parce que deux choses (objets, situations, personnes) ont une propriété en commun, qu’elles partagent toutes leurs autres qualités.

Ce lámara s’emploie surtout pour des personnes à propos desquelles on oppose alors apparence et réalité : certains peuvent avoir une apparence flatteuse (donnant une illusion de richesse, de puissance), mais ce ne sont pas forcément eux qui ont la réalité du pouvoir.

 

2.2.1.2   Image fondée sur une (des) propriété(s) du (des) support(s) actantiel(s), explicitement présente(s) dans l’énoncé

On peut classer les proverbes relevant de cette rubrique en fonction des relations logiques qu’ils mettent en cause :

 

            • Relation de cause à effet

42

Bá kà fà cógo ó cógo, í kà dájikuru kélen blà à ra,

ó yé dɔ́ lè à kàn.

Quel que soit le niveau du fleuve, si tu mets un crachat dedans,

cela fait tout de même quelque chose qui est dedans.

Kɔ́rɔ : L’image du crachat dans le fleuve fonctionne par rapport à une propriété qu’on attribue à ce dernier : la façon dont il est plein. Il faut comprendre : « Même si un fleuve est très plein et que tu craches dedans… » ; le crachat, si ténu et invisible soit-il, sera la cause d’une augmentation du contenu dans le fleuve. Un dommage qui peut paraître insignifiant pour celui qui le subit est tout de même un dommage.

 

            • Relation de concession

43

Sín tɛ́ kɔ̀nɔ fɛ̀,

Ala yé à dén báro.

L’oiseau n’a pas de mamelles,

Dieu nourrit son oisillon.

Kɔ́rɔ : L’image de l’oiseau n’est pertinente dans cette figure que par rapport à une propriété particulière sur laquelle on insiste explicitement dans l’énoncé : il n’a pas de mamelles. Même lorsqu’une situation apparaît compliquée ou défavorable, il ne faut pas perdre toute confiance pour autant : la providence peut tout arranger. Le lámara peut aussi s’appliquer à une personne sans défense qui va se lancer dans une entreprise hasardeuse pour elle. C’est une façon d’affirmer la permanence d’un certain espoir malgré cette conjoncture inquiétante.

 

44

Sàgajigi tòngo jùsu bɛ́ í rá,

gbànko lè tóra.

Bélier sans corne tu as du cœur14,

reste le problème des cornes.

Kɔ́rɔ : Cette fois c’est la propriété particulière à un type de bélier qui est mise en avant : l’absence de corne. C’est autour d’elle que se forme la cohérence de la figure. Il ne suffit pas d’avoir de l’ardeur ou de la bonne volonté15, il faut encore avoir les moyens de l’exercer. Les bonnes intentions ne suffisent pas.

 

            • Relation de comparaison
              • Identité

45

Fén mín bɛ́ wúgu kɔ́nɔ,

òle bɛ́ wúguden kɔ́no.

Ce qui se trouve dans la grande meule,

c’est ce qui se trouve dans la petite meule.

Kɔ́rɔ : La figure met l’accent sur l’identité des deux éléments de la comparaison (formés ici sur la même base lexicale : wúgu « meule » et wúguden « l’enfant-meule ») qui sont par ailleurs opposés l’un à l’autre par la propriété inverse que l’énoncé attribue à chacun d’eux (grande vs petite). Des choses de même nature offrent des avantages ou des inconvénients de même nature. Seul l’ordre quantitatif change.

Ce lámara s’emploie surtout pour des personnes, et tout particulièrement à propos de la relation parents / enfants. Il peut être employé aussi bien dans un sens positif que négatif. Dans cet emploi, il se rapproche donc du lámara n° 34, à cette différence près que ce dernier s’utilisait uniquement en un sens négatif. Il est, lui aussi, l’antithèse du n° 25.

 

              • Opposition

46

Mìsi kò sùrun nàna bín nyími dúga lè,

à má nà kò fìfa dúga.

La vache à la queue courte est venue là pour brouter de l’herbe,

pas pour y balancer sa queue.

Kɔ́rɔ : L’opposition porte certes sur les deux actions, « brouter », « balancer sa queue », mais il est bien légitime de classer cependant ce lámara dans les figures à dominante actantielles, car la nature de ces procès est subordonnée à la nature de l’actant, la vache à la courte queue, qui joue le rôle d’image-pivot ; celle-ci s’applique semble-t-il toujours à des personnes. Le proverbe exprime l’idée que lorsque quelqu’un est mal doué dans un domaine, il est raisonnable qu’il s’applique à d’autres tâches.

 

2.2.2 Figure à dominante situationnelle

Puisque nous sommes toujours dans un cas d’énoncés contenant plusieurs propositions, nous allons continuer à classer les proverbes selon les différents types de relations logiques que ces propositions entretiennent entre elles.

 

            • Relation de cause à effet

47

Ní júkɔrɔ dàga gbánko má nyà,

sánna tá yé ténge ténge.

Si le canari du dessous n’est pas bien fixé,

celui du dessus bringuebalera.

Kɔ́rɔ : L’image du canari comme actant du procès n’est pas en soi indispensable au sens de la figure, et on pourrait concevoir d’autres supports. En revanche, toute la pertinence d’une telle sentence provient de la figuration des procès (mal fixer, bringuebaler). C’est ce qui justifie la présence de ce lámara dans la catégorie des figures « à dominante situationnelle ».

Avec cet exemple, on retrouve la construction classique des énoncés relevant de ce type de relation logique où la première proposition, exprimant une condition qui apparaît comme la cause de la seconde, est introduite par la conjonction ní « si ».

Ce proverbe est très proche du n° 36 (« Le tò qui n’est pas bon, la croûte qui reste au fond n’est pas bonne ») dont il reçoit à peu près les mêmes valeurs d’emploi.

 

48

Ní tɔ̀ri má blà jí gbànin rá,

à tɛ́ à jí bɛ́ síya flà.

Si le crapaud n’est pas tombé dans l’eau chaude,

il ne sait pas qu’il y a deux sortes d’eau.

Kɔ́rɔ : L’actant importe moins que les actions, et il pourrait sans inconvénient être remplacé par un autre personnage. L’idée dominante est ici qu’il n’y a que les expériences malheureuses pour instruire des dangers.

 

49

Sú fɛ́ kùn lí láwirira,

nyɔ̀gɔn tóro tìgɛ káman.

Se raser mutuellement la tête la nuit,

c’est vouloir se couper les oreilles l’un l’autre.

Kɔ́rɔ : Ce lámara et le suivant vont maintenant présenter des exemples où la relation de cause à effet entre les propositions n’est pas portée par une marque grammaticale explicite de l’énoncé. Elle découle du sens relatif de chacune de ces propositions qui sont simplement juxtaposées.

Dans ce cas précis, ce sont encore les actions (se raser, se couper) qui commandent la figure. L’idée qu’elle exprime est aisément perceptible : se lancer dans des entreprises manifestement imprudentes, c’est chercher les ennuis. La présence du pluriel, ainsi que la marque de la réciprocité (nyɔ̀gɔn) font que le proverbe s’applique surtout pour commenter des actions qui engagent solidairement plusieurs personnes.

 

50

Nyá má sù yé,

nyáji tí bɔ́.

Les yeux n’ont pas vu le cadavre,

les larmes ne coulent pas.

Kɔ́rɔ : De la juxtaposition, il faut déduire le rapport suivant : tant que les yeux n’ont pas vu le cadavre, les larmes ne coulent pas. Ce sont les procès (voir la mort, pleurer) qui commandent ici la figure. L’idée centrale de la sentence est qu’on ne croit au malheur que lorsqu’il est arrivé, qu’on ne sait pas le prévoir parce qu’on refuse de le voir venir.

Le proverbe s’emploie aussi bien pour conseiller à quelqu’un plus de clairvoyance par rapport aux menaces qui pèsent sur lui — il faut alors comprendre : « il sera bien temps de pleurer quand les choses seront arrivées » — que pour commenter son insouciance qui ne l’a pas préparé au malheur qui lui est arrivé, si l’événement est déjà survenu.

 

            • Relation de concession

51

Dùgu kà dɔ́gɔya nyá ò nyá,

à mìsi fàga lón bɛ́.

Quelle que soit la petitesse d’un village,

il y a un jour où on tue le bœuf.

Kɔ́rɔ : Le procès (tuer le bœuf) sert ici de pivot à la figure.

Le proverbe s’applique en général à des personnes : quelque condition qu’on ait, il y a toujours des périodes plus favorables, des temps de joie ou de fête, ou même des moments d’opulence relative, à son niveau.

 

            • Relation de comparaison
              • Inégalité

52

Dɔ́gɔman mìna

fisa « án yé nà nyɔ́gɔn yé ».

Tenir un petit peu

vaut mieux que « nous verrons par la suite ».

Kɔ́rɔ : Ici, la sentence est à la limite de la figure, car la formulation de la première proposition est plus abstraite qu’imagée (dɔ́gɔman mìna : attraper un petit peu). Ce qui fait que les Dioula classent cet adage dans la famille des lámara, c’est sans doute la formulation du second procès (« nous verrons par la suite »), évoquant l’interlocuteur qui cherche à éluder une demande de service qu’on lui adresse.

Ce lámara a  une valeur d’emploi légèrement différente dans la mesure où il s’adresse plus spécifiquement à celui qui fait l’objet d’une sollicitation. L’énonciateur suggère ainsi que plutôt que de grandes promesses pour l’avenir, il préfère un début de réalisation modeste, mais immédiate.

 

2.2.3 Figure symbolique

            • Relation de cause à effet

 

53

Dá tí màganí fén dɔ́ tɛ́ à rá.

La bouche ne remue pas s’il n’y a pas quelque chose dedans.

Kɔ́rɔ : Ici, c’est le rapport entre tous les éléments de l’énoncé qui fonde la figure.

Ce lámara a deux valeurs d’emploi. Il peut servir à commenter un comportement qui semble inexplicable. Il a alors une valeur de supposition : si quelqu’un s’affaire ainsi, c’est qu’il a sans doute une raison car « la bouche ne remue pas s’il n’y a pas quelque chose dedans », c’est-à-dire, il n’y a pas d’effet sans cause.

Mais il y a une autre façon d’utiliser ce proverbe pour inciter quelqu’un à « graisser la patte » de celui à qui il demande un service. La sentence exprime alors une certaine philosophie des rapports humains : l’homme, comme la bouche, n’agit que s’il y trouve son intérêt. C’est ce second emploi qui semble le plus valorisé chez les Dioula.

 

54

Ní í kà à yé fúlaburu jàlen bɛ́ à fɔ́ra kó síni

nyɔ́gɔnmasi ń bɛ́ bá nyá dɔ́ mín kàn,

fɔ́nyɔ lè kúmakan bɛ́ à tóro lá.

Si tu vois une feuille sèche dire que demain,

à pareille heure, elle sera de l’autre côté de fleuve,

c’est que les paroles du vent lui sont parvenues aux oreilles.

Kɔ́rɔ : Lorsque quelqu’un de faible ou de modeste (la feuille sèche) annonce fermement un projet à court terme qu’il n’est pas en mesure de réaliser par lui-même (être de l’autre côté du fleuve, le lendemain à pareille heure), c’est qu’il a eu la promesse de l’appui d’un puissant (qui l’aidera, comme le vent aide la feuille à traverser le fleuve).

 

55

Ní gbángbara kà fìri sán ná,

byɛ́ yé à bóro lá à kùn lè rá.

Si on jette des cailloux en l’air,

chacun va se mettre les mains sur la tête.

Kɔ́rɔ : Lorsqu’on fait des choses risquées (jeter des cailloux en l’air), elles peuvent avoir des conséquences dangereuses dont il faut savoir se prémunir (se mettre les mains sur la tête).

 

56

Ní sèn má yáara,

nyá tí kó yé.

Si les pieds ne voyagent pas,

l’œil ne voit pas ce qu’il y a à voir.

Kɔ́rɔ : Toute instruction (ce que voit l’œil dans le monde) suppose un minimum d’effort et d’action (les pieds qui marchent)

 

57

Ní myɛ́ntoya kà í dón nɔ̀gɔsi sògo nyímina ná,

tɛ̀sɛri kójugu lè yé í bɔ́ à rá.

Si la gloutonnerie te pousse à manger de la viande de caméléon,

une forte nausée te fera l’abandonner.

Kɔ́rɔ : Si nos actions sont guidées par nos vices (dont la gloutonnerie est une métonymie emblématique), on en reçoit toujours remords ou punition (figurés dans le proverbe par la nausée).

 

*

*          *

 

Les exemples que nous avons présentés jusqu’ici dans cette rubrique exprimaient tous la relation de cause à effet par une subordonnée conditionnelle à valeur causale introduite par conjonction ní suivie (ou précédée) d’une principale apparaissant comme la conséquence. Nous allons maintenant donner quelques autres proverbes exprimant le même type de rapport logique, souvent de façon plus implicite, au moyen d’autres structures grammaticales.

 

58

Jàkuma yé nyínan mìna,

tɔ̀nɔ bɛ́ à yɛ̀rɛ yé.

Le chat attrape la souris,

c’est à lui que le bénéfice en revient.

Kɔ́rɔ : Ici c’est la simple juxtaposition qui porte la relation entre les étapes du procès. Il faut comprendre : « Si le chat attrape la souris, c’est à lui… »

C’est celui qui travaille (le chat) qui, en premier lieu, doit bénéficier du fruit de son labeur (manger la souris) et non, comme cela est sous-entendu, des profiteurs qui n’ont rien fait.

 

59

Tén sùsu lè,

tɔ̀nkɔnɔ cèuya.

À front heurté,

nuque maligne.

Kɔ́rɔ : La relation parataxique entre les deux propositions, présentées ici de façon très elliptique, est la même que dans le cas précédent avec la même valeur. On s’instruit non seulement de sa propre expérience mais également de celle des proches. C’est surtout vrai, en ce cas d’espèce, d’expériences négatives qui rendent plus avisé.

 

60

Fɔ́rɔkiri kà à fɔ́ bwòda súma bɔ́,

Sìgiduga wɛ́rɛlè bɛ́ à fɛ̀.

À entendre les couilles16 dire que le derrière sent,

c’est qu’elles ont un autre endroit où s’installer

Kɔ́rɔ : L’énoncé n’est construit que sur une simple juxtaposition : « Les couilles ont dit que le derrière sentait, elles ont un autre endroit où s’installer. » C’est le sens général qui suggère la relation de cause à effet. Lorsqu’on se met à attaquer quelqu’un dont on est en principe solidaire, c’est qu’on a les moyens de rompre cette solidarité.

 

61

Tìga wɔ́rɔn nyɔ́gɔn kɔ́,

òle yé à fàra cáya.

Décortiquer les arachides les unes après les autres,

voilà qui fait la quantité des coques.

Kɔ́rɔ : La construction parataxique17 suppose toujours le même type de relation de juxtaposition entre les propositions. La quantité des coques est le résultat d’un décorticage patient et laborieux. En d’autres termes, l’accumulation d’actions infimes aboutit à une œuvre d’importance.

 

62

Mìsi kà tìgɛ,

à yé à kɔ́rɔ rá,

mɔ̀gɔ lè sùsu.

Lorsque le bœuf se détache,

c’est celui qui est à côté de lui

qui sera piétiné18.

Kɔ́rɔ : Nous avons créé dans notre traduction française une relation d’hypotaxe19 là où l’énoncé dioula juxtapose simplement trois propositions : 1) le bœuf s’est détaché, 2) celui qui est à côté, 3) celui-là sera piétiné.

Ce lámara s’emploie généralement à propos de la situation de gens qui se sont imprudemment placés dans des situations risquées. Le proverbe est aussi utilisé fréquemment pour justifier qu’on ne veuille pas s’engager dans de telles situations.

 

63

Àri yé kɔ̀rɔ sùlawulencɛ kíri dúga mín ná kɔ̀rɔcɛgbɛ

à yé tága dúga lè rá.

Le lieu où on appelle le grand-frère singe rouge grand-frère à peau claire,

c’est là qu’il ira.

Kɔ́rɔ : Ce lámara ouvre une nouvelle série d’exemples où les deux propositions sont liées par une relation hypotaxique, mais avec une construction différente de celle qui était introduite par le conjonctif hypothétique ní. Ici nous sommes en présence d’une subordonnée de type relatif régie par mín ná « lieu où ». Cela équivaut toujours au même type de relation logique : s’il y a un lieu où l’on appelle le singe rouge « grand-frère à peau claire », c’est là qu’il ira.

Ce proverbe se comprend lorsqu’on sait que chez les Dioula, l’appellation « grand-frère » est une adresse respectueuse et que la peau claire est valorisée. Le singe, animal peu considéré dans la culture dioula, ira donc là où on lui témoigne de la considération et de l’admiration. Le proverbe suggère donc que les gens fréquentent de préférence ceux qui les honorent.

 

64

Límaniya lè yé à tó

sánji yé wùru bùgo kóngo síra rá.

C’est la fidélité qui fait que

la pluie bat le chien sur le chemin de la brousse.

Kɔ́rɔ : Le chien, plus rapide que son maître, pourrait, lorsque la pluie s’annonce au retour du champ, courir se mettre à l’abri. S’il ne le fait pas, c’est par fidélité pour son maître.

Ce proverbe s’emploie donc à propos de quelqu’un qui, par amitié pour un proche, accepte volontairement de s’exposer à des ennuis qu’il pourrait facilement éviter.

 

65

Sani bènna ó sánji má bèn ó

kɔ̀lɔnda nyíginin kɔ́rɔ lò.

Qu’il ait plu ou qu’il n’ait pas plu,

les abords du puits sont toujours humides.

Kɔ́rɔ : Du fait de sa fonction, le puits a des abords toujours mouillés car on y renverse de l’eau.

Ce proverbe s’emploie pour signifier que certains défauts sont inhérents à un individu et qu’il est inutile de vouloir les corriger.

 

66

Sùla bóro tí sé nɛ̀rɛ mín ná

à yé à fɔ̀ tùmbu bɛ́ òle rá.

Le singe dont la main ne peut atteindre le néré20

dit qu’il contient des vers.

Kɔ́rɔ : Le lámara sert à railler un trait de comportement bien connu qui consiste à affecter de mépriser ce qui est hors de sa portée. S’applique à un individu se trouvant dans cette situation.

 

            • Relation de concession

67

Sísɛ kà dɔ́gɔya nyá ó nyá,

à tí sé kà nyími ní à shyé yé.

La poule a beau être petite21,

on ne peut la manger avec son plumage.

Kɔ́rɔ : Même une affaire qui paraît insignifiante (la petite poule), peut donner du fil à retordre, ou tout au moins demander un certain effort (il faut toujours plumer la poule).

 

68

Dàga kà bònya cógo ó cógo,

dɔ́ lè yé à dátugu.

Quelle que soit la grosseur d’un canari,

il y a toujours quelqu’un pour le fermer.

Kɔ́rɔ : La première construction est faite selon une structure syntaxique identique à celle du lámara 67.

Ce lámara peut avoir deux valeurs d’emploi, selon qu’il s’applique à des situations ou à des personnes : appliqué à des situations, il signifie que quelle que soit la taille d’un obstacle, il se trouve toujours quelqu’un pour le surmonter ; appliqué à des personnes, ce qui est le cas le plus fréquent, il signifie qu’il n’y a d’homme si puissant qu’il ne trouve un jour quelqu’un pour le réduire. Dans ce cas, il peut fonctionner souvent comme une menace ou un défi.

 

69

Tɔ̀ri tí mɔ̀gɔ kín,

à dò nyì kúrusikɔrɔ rá.

Le crapaud ne mord pas,

pourtant, il n’est pas agréable dans les fonds de pantalon.

Kɔ́rɔ : C’est toujours la même relation logique qui est en cause, et l’on peut comprendre : même si le crapaud ne mord pas, il n’est pas bon dans les fonds de pantalon. Mais cette valeur concessive est déterminée par un type de construction différent, puisque nous avons deux propositions liées entre elles par dò (pourtant).

Ce lámara, qui s’applique essentiellement à des personnes, suggère que certains ne sont pas toujours aussi inoffensifs qu’ils en ont l’air, et qu’il est par conséquent imprudent de les provoquer.

 

70

Bóro myɛ́n bóro kɔ́nɔ,

bóro tí tó bóro kɔ́rɔ.

La main peut rester longtemps dans la main,

la main ne peut rester toujours dans la main22

Kɔ́rɔ : Ici c’est une juxtaposition des deux propositions qui suffit à porter leur relation logique : même si la main peut rester longtemps dans la main, elle ne peut y rester toujours.

Être la main dans la main, c’est, chez les Dioula comme dans beaucoup d’autres sociétés, un signe d’amitié. Il s’agit donc d’exprimer par ce lámara que l’amitié, l’amour ne sont pas éternels.

 

71

Sán kà mánamana nyáni bagatɔ tò lɔ́gɔma lè yé.

Lorsque le ciel brille, le malheureux voit sa poignée de tò.

Kɔ́rɔ: La construction en dioula se présente en apparence sous la forme d’une juxtaposition. Il y a cependant une relation hypotaxique fortement suggérée par la forme verbale de la première proposition. Nous avons déjà eu l’occasion d’expliquer que l’emploi d’un accompli simple (kà mánamana) avec valeur de présent23, fonctionnait comme un équivalent de la construction ní sán kà mánamana « si le ciel brille » ou « lorsque le ciel brille », d’où notre traduction française.

Mais ici la relation entre les deux propositions n’est pas une relation consécutive, contrairement à ce qu’implique la plupart du temps ce type de construction, mais une relation concessive : « Même lorsque le ciel brille, le malheureux voit toujours sa poignée de tò », ou encore : « Le ciel a beau briller, c’est toujours sa poignée de tò que le malheureux retrouve ».

Une fois cette relation saisie, le sens est assez clair. Le fait que la nourriture soit évoquée sous la forme d’une simple poignée montre ici l’extrême pauvreté du personnage qui a tout juste de quoi manger. Il faut donc comprendre : même lorsque c’est la liesse générale, que le monde est en fête (situation représentée par l’image du ciel qui brille), le malheureux, lui, se retrouve toujours avec sa misère. Ces changements ne modifient pas sa condition.

 

72

Kɔ́gɔ yá bòn kɔ́gɔ yé lè,

kɔ́gɔ mán dí kɔ́gɔ yé.

Un sel peut être plus gros qu’un autre sel,

un sel ne peut être meilleur qu’un autre sel 24

Kɔ́rɔ : La valeur concessive de la première proposition de cet énoncé est encore une fois implicite, et doit se déduire de la juxtaposition des temps. Il faut comprendre : « Même si une variété de sel a des grains plus gros qu’une autre, ce n’est pas pour autant qu’elle salera mieux », figure qui traduit l’idée qu’il ne faut pas toujours se fier aux apparences d’une chose pour juger de son efficacité.

 

73

Dén dɔ́gɔma yé sé bòndo rá dòn ná,

cɛ̀kɔrɔba yɛ̀rɛ bóro yé sé sánajuru mà.

Le petit enfant sait entrer dans le grenier,

c’est tout de même la main du vieillard qui tient la corde en haut.

Kɔ́rɔ : Dans cet énoncé, construit par le même modèle syntaxique que le lámara 72, c’est sur yɛ̀rɛ25 que porte toute la valeur concessive qu’en français nous avons rendue par « tout de même ». Si l’on voulait renforcer cette valeur, on écrirait : « Le petit enfant sait peut-être rentrer dans le grenier, mais c’est tout de même la main du vieillard qui tient la corde en haut ».

Pour comprendre cette figure, il faut savoir comment se présentent les greniers ouest-africains. Il s’agit de petits silos cylindriques de deux à trois mètres de hauteur, selon leur taille. Pour prendre le grain, on entre dedans par le haut, au moyen d’une échelle, après en avoir retiré le toit de paille conique, qui est amovible, jouant le rôle de couvercle protecteur. Bien entendu le jeune enfant, de par son agilité, pourra pénétrer dans le grenier beaucoup plus facilement qu’un vieillard perclus. Mais, pour peu que le silo soit presque vide, il se retrouvera au fond du cylindre, par terre. Pour qu’il puisse ressortir, il faut alors que quelqu’un du haut de l’échelle lui tende une corde, à l’aide de laquelle il pourra remonter.

Ce proverbe, qui constate que les hommes, dont les compétences sont complémentaires (l’enfant est agile, mais le vieillard a de la force, sa main est solide pour tenir la corde), ont besoin les uns des autres, est une invitation implicite à la solidarité. Il peut s’employer dans un contexte assez général pour rappeler à quelqu’un de présomptueux qu’une aide, même dérisoire en apparence, peut s’avérer parfois bien utile. Mais, sans doute du fait même des images choisies dans la figure (le petit enfant, le vieillard), on l’utilise surtout à propos des conflits de génération, lorsque les jeunes se montrent un peu trop prétentieux à l’égard de leurs aînés.

 

            • Relation de comparaison
              • Hiérarchie

74

Nyá mín tì má à lɔ́n é nà kári yé, ò kà nà lòlo yé.

L’œil qui ne savait pas qu’il allait voir la lune, a vu l’étoile.

Kɔ́ro : Le principe de la figure est fondé sur la hiérarchie entre les deux actions « voir la lune » et « voir l’étoile ». Voir la lune, qui est grosse et bien visible, est quelque chose de relativement facile. Voir l’étoile, beaucoup plus petite, est déjà beaucoup plus difficile et plus improbable.

Ce lámara se dit donc pour commenter le comportement de quelqu’un qui, alors qu’il n’escomptait même pas réussir quelque chose d’assez facilement accessible, a réussi, à sa grande surprise, quelque chose de beaucoup plus difficile. Il s’emploie également lorsqu’un événement très heureux est arrivé à quelqu’un, alors qu’il était loin de s’attendre à une quelconque satisfaction, même minime.

 

              • Opposition

75

Nyínan màko lè yé à sé gbàda rá,

ní ò tɛ́ gbàda rá fén tɛ́.

C’est la nécessité qui amène la souris au foyer,

sinon elle n’est pas un élément du foyer.

Kɔ́rɔ : La souris n’arrive au foyer que pour y trouver de la nourriture, mais elle ne fait pas intrinsèquement partie des composantes fondamentales du foyer.

Ce lámara s’emploie pour commenter le comportement de quelqu’un qui fait quelque chose de mauvais gré, parce qu’il y est obligé, alors que ce n’est pas dans sa nature.

 

76

Ní í kà à fɔ́ í bàba bòmboshye mán shyá,

dɔ́ tɛ́ í ná mín fɛ̀ dò.

Si tu affirmes que ton père n’a pas beaucoup de barbe,

ta mère en a encore moins.

Kɔ́rɔ : On utilise généralement ce lámara comme réplique à celui qui critique son prochain à propos d’un domaine quelconque, alors que dans ce même domaine, il est lui-même encore plus critiquable.

 

77

Mɔ̀gɔ mínri lára kà ján,

àri má Ala yé, sànko íle bírinin.

Les gens qui sont couchés sur le dos n’ont pas vu Dieu,

à plus forte raison, toi qui te trouves courbé vers le sol.

Kɔ́rɔ : La présence de la deuxième personne dans la seconde proposition donne au proverbe une certaine valeur conative.

On l’emploie généralement pour dissuader quelqu’un d’entreprendre une action dans laquelle d’autres, placés pourtant beaucoup plus favorablement que lui, ont échoué. Il peut être aussi un commentaire de l’échec, s’il est déjà survenu.

 

78

Kɔ̀rɔ tìmba lè tì kó ní àle ná kà nà sà,

àle tága à sù dón dùgukoro wóronf lanan júkɔrɔ.

À ná yé sà sága mín na,

ò kà à sɔ̀rɔ à le bóro fúnunin bɛ́.

Grand frère oryctérope26 dit que si sa mère vient à mourir,

il enterrera sa dépouille dans le septième sous-sol.

Au moment où sa mère mourut,

il se trouva que sa main était enflée.

Kɔ́rɔ : Le choix de l’oryctérope comme image du personnage n’est nullement arbitraire dans ce contexte. En effet, ce mammifère, comme l’indique l’étymologie grecque de son nom, est un « fouisseur », ce qui explique qu’on l’appelle aussi parfois « cochon de terre ». Pour bien saisir le symbolisme de la figure, il faut aussi savoir que dans la cosmologie dioula, il y a sept ciels et sept terres. C’est dans la septième terre, inhabitée, que doit se faire le jugement dernier. « Enterrer quelqu’un dans le septième sous-sol », c’est donc accomplir à la perfection ses devoirs en matière de funérailles.

L’énoncé de ce lámara est un des plus développés de notre échantillon, dans la mesure où il est formé de deux grandes propositions dans des phrases entières, qui sont elles-mêmes complexes. Ce qui oriente son sens, c’est la relation d’opposition entre ces deux principales propositions.

Le proverbe s’applique donc à celui qui fait de grandes promesses, mais qui, le jour où l’occasion lui est donnée de les réaliser, trouve toujours de bons prétextes pour ne pas les tenir.

 

 


 

Références:

CAUVIN, Jean, 1976a, « Les proverbes comme expression privilégiée de la pensée imageante » Afrique et Langage n° 6, 2e semestre, pp. 5-34.

CAUVIN, Jean, 1976b, « Préalable à une recherche parémiologique », Afrique et Langage n° 5, 1er semestre, pp. 18-20.

DERIVE, Jean, 2007, « Les formes brèves dans la littérature orale mandingue », HAL. HAL Id: halshs-00347053 https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00347053/file/Les_formes_breves_dans_la_litterature_orale_mandingue.pdf

DERIVE, Jean, 1987, Le fonctionnement sociologique de la littérature orale. L’exemple des Dioula de Kong, 2 vol., Paris, Institut d’Ethnologie, collection « Sciences humaines », 987 p. + 1339 p. [Archives et documents].

JAKOBSON, Roman, 1963, Essais de linguistique générale. Tome 1 : Les fondations du langage, Paris, Les Éditions de minuit, 260 p.

 

Jean Derive, 18/01/2022

 


 

Notes:

1      Niveau de dénotation : le signifiant (le mot) renvoie directement au signifié, au réel . Ce niveau se distingue de celui de connotation : selon la situation ou le contexte, un sens particulier vient s’ajouter au sens premier, celui qui relève de la dénotation.

2      La fonction conative, d’après Roman Jakobson (1963: 213-216), est celle par laquelle le message linguistique cherche à produire un effet sur le destinataire.

3     J. Cauvin (1976a) appelle respectivement ces deux types « image-être » et « image-action ».

4      Le mot à mot dioula « à cyɛ́ á nyì » signifie : « son aspect est bon » (ou « est beau »).

5      Sur ce concept de « kúma gbɛ́ » et sa relation à celui de « kúma kɔ̀rɔ », cf. t. 1: 109-110.

6      Il s’agit d’une variété particulière de souris et non du terme générique (nýinan).

7     Pour éviter des lourdeurs inacceptables de traduction, nous avons dû intervertir l’ordre des propositions de l’énoncé dioula qui, mot à mot, était construit ainsi : « Le boubou qu’ils ne portent pas, c’est dans sa poche qu’ils ont la main ».

8    Ce proverbe a été recueilli sous une forme qui fait intervenir la 3e personne du pluriel (àri), mais il pourrait être utilisé avec d’autres personnes grammaticales : tu as la main dans la poche du boubou que tu ne portes pas, il a la main, vous avez la main, etc.

9      Nous avons traduit à dessein par un terme grossier. Le mot fɔ́rɔkiri (qui peut désigner soit les testicules, soit le pénis lui-même) appartient en effet à la langue vulgaire, par opposition à des termes plus choisis, comme cɛ̀ya (ou kàya) désignant le sexe masculin.

10      Ce qui reste de tissu, après la confection.

11     Celle-ci peut être l’interlocuteur, mais pas nécessairement.

12     Celui-ci est bien souvent l’énonciateur même du proverbe, qui dans ce cas formule une sorte de réclamation déguisée.

13     Le tò est l’un des plats de base des Dioula. C’est une pâte consistante faite à partir de farine de mil, de fonio, de sorgho, ou de maïs.

14     Dans ce contexte, « cœur » = « courage ».

15     La plupart de temps, la situation de la réalité à laquelle renvoie l’image du « cœur » (jùsu) ne concerne pas, à la différence de cette figure, l’audace au combat, mais le courage laborieux, l’ardeur au travail.

16    Ce terme grossier dans la traduction correspond à la crudité du mot dioula dans l’énoncé original.

17     Construction parataxique : structure syntaxique dans laquelle une relation de dépendance entre deux propositions est marquée par leur simple juxtaposition. L’hypotaxe, au contraire, exprime la relation de dépendance entre les propositions un marqueur de subordination.

18    Notre traduction française a rendu explicite les liens logiques sous-entendus de la construction parataxique dioula.

19     Voir note sur la construction parataxique du lámara précédent.

20    Arbre de savane (parkia biglobosa) dont le fruit, qui porte le même nom, joue un rôle dans l’alimentation.

21     Mot à mot : « quelle que soit la petitesse de la poule ».

22     Nous avons rendu par une opposition entre des adverbes (longtemps / toujours), celle qui dans le texte original s’appuyait sur des verbes : myɛ́n : durer longtemps, et tó : rester (ici, dans le sens de rester définitivement par opposition à myɛ́n).

23     Cf. le kɔ́rɔ du lámara 60.

24     Ce lámara a été parodié par un de nos chants de wóloso ; cf. Woloso dɔ̀nkili, chant n°1, et le commentaire qui suit, p. 1287.

25     Cɛ̀kɔrɔba yɛ̀rɛ : mot à mot « le vieillard lui-même ».

26     L’expression kɔ́rɔ antéposée à un nom de personne est un terme d’adresse familier (il connote une certaine intimité) envers un aîné de sa génération. On l’emploie assez souvent dans les contes pour désigner certains personnages-animaux.