Littérarité

 

Ce terme désigne la qualité spécifique d’un énoncé auquel un certain nombre de propriétés de forme et de contenu est censé lui conférer le statut de « littéraire ». Mais cette notion de « littéraire » et de « littérature » n’est pas universelle et, en tout cas, elle est susceptible de renvoyer à des réalités assez différentes selon les types de cultures, comme l’ont montré maints travaux de littérature générale et comparée.

Qu’en est-il pour ce qui concerne l’Afrique ? Peut-on dire qu’il existait, avant la colonisation, la conscience chez les autochtones d’un champ spécifique du discours qu’on pourrait mettre en équivalence, même approximative, avec ce qu’en France (et plus largement en Occident) on nomme littérature ? L’émergence dès la fin du XIXe siècle du terme littérature orale, qui, malgré son paradoxe oxymorique s’est imposé depuis lors[1] pourrait laisser supposer qu’il en va ainsi. On peut toutefois se demander s’il ne s’agit pas d’un malentendu dû à une projection ethnocentriste. L’expression est née en effet d’un point de vue exogène, étant au départ le fait de chercheurs appartenant à l’univers du colonisateur. Et, la plupart du temps, les commissions linguistiques chargées d’enrichir le lexique des langues africaines pour mieux l’adapter au monde moderne sont embarrassées lorsqu’il s’agit de proposer un équivalent au mot « littérature ».

En outre, à supposer qu’un tel domaine existe dans la culture orale précoloniale, encore faut-il en tracer les frontières dans le champ du discours. Toute tradition orale est-elle littéraire ? Le caractère patrimonial et l’existence de répertoires sont-ils des conditions suffisantes pour faire de l’ensemble des énoncés de cette tradition des objets littéraires ? Y a-t-il des types de discours qui, sans se référer à un répertoire préexistant, relèvent d’un art de la parole, susceptible d’être comparé à l’art littéraire ?

Plusieurs niveaux de réponse ont été apportés à ces questions. D’un point de vue exogène, plusieurs chercheurs (Finnegan, Ong, Derive…) ont fait observer que, pour ce qui concernait la tradition orale, la référence à un répertoire ou, [dans la cas de la création d’œuvres nouvelles], à des conventions canoniques, sans être peut-être une condition suffisante pour établir incontestablement la littérarité des énoncés, était néanmoins un critère qui tirait ceux-ci du côté de la qualité littéraire. En effet, la littérature se caractérise, entre autres, par une création s’inscrivant dans une tradition patrimoniale (même lorsque c’est pour la transgresser) et par des canons génériques par rapport auquel l’auteur doit se situer. Cette thèse est encore renforcée par les remarques des stylisticiens héritiers de la théorie formulaire de Milman Parry, tels que Lord, Jakobson, Bogatyrev, Ong… Tous ont insisté sur le fait que, dans les sociétés de culture orale, il ne saurait y avoir de tradition sans poétique dans la mesure où le discours à retenir et à inscrire dans le répertoire d’un genre identifié devait nécessairement prendre une forme facilement mémorisable au moyen d’un certain nombre de procédés connus : répétitions, parallélismes, antithèses, chiasmes, anaphores, assonances etc. Ce style « formulaire », pour reprendre l’expression de Parry à propos des poèmes homériques, est très caractéristique des énoncés de la tradition orale africaine. Ce travail stylistique, qui trouve son fondement dans la célèbre formule de Ong « Think memorable thoughts » contribue donc à la conscience d’un art verbal qui n’est pas étranger à l’idée de littérature.

D’ailleurs, ce point de vue est confirmé par des explorations ethnolinguistiques sur les taxinomies des langues locales qui ont mis au jour que beaucoup de ces langues disposaient de mots ou d’expressions formant des paires discriminantes pour catégoriser le champ de leur activité discursive (moose, dioula, vili, kassim, tupuri etc.) et que, dans la catégorisation ainsi obtenue, était délimité un champ opposant des paroles claires (i. e. immédiatement accessibles) à des paroles enrobées et surcodées par des procédés d’expression, qu’il convenait de « décortiquer ». (Voir à ce propos, U. Baumgardt et J. Derive : Littératures orales africaines. Perspectives théoriques et méthodologiques, ch. 5, pp. 117-122). Il est évident que ce champ du discours surcodé au moyen de procédés stylistiques n’est pas sans rappeler le propre de l’énoncé littéraire.

Cela signifie donc que lorsque le concept de littérature a été importé en Afrique avec la colonisation, il n’est pas arrivé en terrain vierge et que l’élite africaine qui s’en est emparée –   pour lire des œuvres et/ou pour en créer – disposait déjà de points de repère dans sa propre culture qu’il s’est agi simplement d’ajuster. Pour ce qui est de la création – à la différence de la consommation qui, en l’absence de traductions ne pouvait se faire qu’en langue européenne – cet ajustement pouvait suivre deux voies : créer une œuvre littéraire en langue européenne ou dans la langue africaine locale (de terroir ou véhiculaire).

C’est assez logiquement d’abord dans les langues européennes par le vecteur desquelles cette littérature était arrivée que les auteurs africains ont investi ce nouvel horizon culturel. Pour embrasser une réalité nouvelle, rien d’étonnant à ce qu’on sacrifie à toutes ses caractéristiques, y compris linguistiques. Mais très vite, ainsi que l’a montré l’histoire littéraire, les auteurs ont pris conscience du risque d’aliénation que leur faisait courir ce choix linguistique. De ce fait, beaucoup ont ressenti le besoin de donner à leur œuvre une marque identitaire propre et, dans cette quête, la référence à la littérature orale, sous une forme ou sous une autre, a été un moyen privilégié.

Certains, toutefois, ont voulu aller plus loin dans l’intégration de ce nouveau champ venu d’ailleurs à leur propre culture. Ils se sont alors servis de leur langue locale pour l’investir. En faisant un tel choix, la question de l’empreinte identitaire ne se posait plus dans les mêmes termes, puisque la première marque d’identité d’une œuvre littéraire c’est sa langue. C’est pourquoi, paradoxalement, les références aux œuvres de littérature orale comme stratégie identitaire sont moins marquées dans les œuvres écrites dans une langue africaine que dans celles qui ont été écrites dans une langue européenne. Elles n’en existent pas moins mais de façon moins emblématique. C’est surtout la référence au proverbe qui demeure très importante dans cette littérature écrite dans les langues africaines. On ne s’en étonnera pas dans la mesure où, en Afrique, s’exprimer par proverbes est un indice de culture très important.

Il ne fait pas de doute que ces œuvres narratives, dramatiques ou poétiques conçues dans une langue africaine entendent bien s’inscrire dans le champ de la « littérature » dont elles revendiquent les formes génériques. Un tel choix est à la fois un véritable défi stylistique (dans la mesure où il n’existait jusqu’ici aucune tradition canonique de ce type dans l’environnement « littéraire » de ces langues) et un acte militant puisqu’il ne s’agit pas seulement d’inventer une forme nouvelle (travail de tout artiste), mais de forcer les conditions d’un accueil nouveau pour un texte. Les premiers écrivains à avoir fait un tel choix n’étaient pas pour la plupart des « professionnels » de la littérature (beaucoup ne sont l’auteur que d’une seule œuvre) et leur motivation militante semble être surtout d’enrichir leur culture d’apports venus d’ailleurs. Il en va différemment avec les « vedettes » littéraires qui, après avoir écrit une œuvre reconnue dans une langue européenne (Ngugi wa Thiongo, Boubacar Boris Diop…) ont choisi de revenir à une langue africaine. Il s’agit alors d’un acte militant d’ordre plus politique dont l’objet est de dénoncer une situation culturelle dominante imposée par la langue de l’ancien colonisateur.

Jean Derive

[1] Même si certains chercheurs lui préfèrent les néologismes orature (d’après la terminologie anglo-saxonne), ou oraliture (dans le sillage des créolistes).