Littérature en bomu

1. Présentation générale

Les Bwa (au Mali) ou Bwaba (au Burkina Faso) sont des agriculteurs sédentaires vivant en communautés villageoises au sud-est du Mali (soit le cercle de Tominian et une partie du cercle de San) et à l’ouest du Burkina Faso (une partie des provinces du Mounhoun, de la Kossi et du Houet). Ils sont majoritaires dans cette zone, où l’on rencontre également plus marginalement des Marka, des Peuls, des Mossi (au Burkina Faso seulement). Autrefois improprement appelés Bobo Oulés, les Bwa forment un ensemble se définissant comme tel, même si les diverses influences et l’histoire propre à chaque village entraînent des variations importantes d’une région à l’autre. La population totale est estimée à 300 000 individus. Ils parlent le boomu (au Mali et dans la province du Kossi au Burkina Faso) ou bwamu (au Burkina Faso), une langue de la famille gur (voltaïque). Alors qu’ils ont toujours opposé une résistance farouche à l’islam, certains se sont convertis au christianisme (catholique et protestant), depuis l’arrivée des premiers missionnaires catholiques à Mandiakuy (village situé dans l’actuel Mali) en 1922, mais on constate depuis quelques années un certain retour aux pratiques « traditionnelles ».

L’organisation sociale, fondée sur une distinction entre cultivateurs – Bwa proprement dit – et hommes de castes – forgerons et griots vivant en partie de leurs travaux d’artisanat – reste principalement structurée par les classes d’âge et les rapports de domination des aînés sur les cadets. Les griots et les forgerons forment des groupes endogames. Notons le caractère « anarchique » revendiqué des communautés villageoises bwa, qui se traduit par une certaine dissolution des pouvoirs, les aînés de chaque lignage, ayant autorité sur ses membres, temporisant celle du chef de terre dont les fonctions sont essentiellement cultuelles. Les Bwa se sont rendus célèbres dans l’histoire de la région par leur opposition à l’administration coloniale, qui s’est exprimée par une importante révolte en 1915-1916 – sur laquelle s’achève le roman bien connu de Nazi Boni, Crépuscule des temps anciens – révolte matée au bout de neuf mois mais dont on garde une grande fierté.

Il n’y a pas de production littéraire écrite attestée en boomu ou bwamu. Pourtant, la langue dispose d’une écriture, non standardisée, depuis que les missionnaires (catholiques et protestants) ont progressivement mis par écrit certains textes religieux (textes liturgiques, livrets de chants, Evangiles et Bible).

En revanche, la littérature orale est bien développée et a même connu un récent renouveau du fait de la création de radios locales émettant dans la langue et proposant des émissions de contes, de proverbes expliqués, de récits de traditions, de chants, etc.

2. Littérature orale

2.1.   Genres oraux

Proverbes

Ce sont surtout les proverbes (wàwé (pl. wàwá) en boomu) qui ont retenu l’attention des chercheurs s’intéressant aux Bwa. Ceux-ci ont en effet, à l’instar de leurs voisins Dogon, un goût très prononcé pour la parole imagée et valorisent l’adresse indirecte. Bien parler consiste à ne pas dire les choses directement, platement, mais plutôt à les laisser entendre de manière allusive. Les proverbes et autres expressions imagées sont donc particulièrement appréciés et toujours très usités.

Parmi le corpus des proverbes qui ont fait l’objet d’études (voir Diarra 1977, Leguy 1996, Sanou 1980), on peut relever des énoncés connus dans d’autres langues de l’ouest-africain voisines, tandis que d’autres semblent être plus propres aux Bwa. De nombreux énoncés sont mis dans la bouche d’un animal (sous la forme « Le petit lièvre dit que : … ») ou de leur supposé premier énonciateur (« Untel de tel village dit que : … »).

Devinettes

Les devinettes sont désignées en boomu par le même terme, wàwé, mettant l’accent sur le fait que ce qui importe dans le discours proverbial, c’est le rôle de l’interlocuteur à qui on donne à deviner ce qu’on ne dit pas[1]. Le jeu de devinettes est pratiqué par les enfants et les jeunes, en particulier lors des veillées organisées en l’honneur d’une fiancée quand celle-ci est confiée durant un mois à une famille alliée, avant le mariage. Maîtriser le jeu de devinettes est un bon moyen de montrer sa vivacité d’esprit, son aisance à manipuler les images, qualités appréciées chez les garçons comme chez les filles. Le jeu de devinettes peut également être compris comme un entraînement à la maîtrise du discours proverbial.

Contes

Les contes (‘ò’òtínú (pl. ‘ò’òtíné) en boomu) sont traditionnellement racontés lors des soirées de saison sèche. Tout le monde peut conter, enfant comme adulte, homme comme femme, mais il y a également certains spécialistes qui se font connaître pour leur talent spécifique. On distingue ainsi les conteurs « ordinaires » (‘ò’òtín-tin-lò (pl. ‘ò’òtín-tin-là))[2] de ceux qui ont un talent plus spécifique, soit parce qu’ils sont particulièrement reconnus pour leur aptitude à « bien » conter – on les nomme alors dà-tin-lò (pl. dà-tin-là)[3] –, soit parce qu’ils s’accompagnent d’un instrument à cordes[4] et chantent leurs contes. On les nomme alors cέɓwέ (pl. cέɓwá). Très appréciés lors des mariages et autres manifestations festives, ces derniers sont souvent de vrais professionnels qui vivent de leur art. La plupart (mais pas tous) sont forgeron d’origine. Certains sont aveugles et ce handicap, les rendant inaptes au travail champêtre, les a conduits à se consacrer à l’art. Leurs contes chantés sont généralement très poétiques. Les autres conteurs peuvent intégrer des chants à leurs récits, mais l’ensemble est dit et non chanté.

Récits mythiques et historiques

Une recherche a été menée en pays bwa burkinabè par Jean Capron sur les récits mythiques (Capron et Traoré 1989). Il a ainsi pu reconstituer un récit des origines à partir de plusieurs versions, où l’on voit le dieu créateur modeler les hommes à partir de terre, produisant d’abord des moitiés (gauches et droites) qu’il rejoint ensuite. Malheureusement, il reste à la fin deux moitiés gauches qui, rassemblées, donnent naissance au Gaucher, cause de désordre… mais également héros civilisateur.

Une production plus récente sous le titre d’épopée a été enregistrée auprès d’un griot récemment décédé, François Pakouéné Dakouo. Il s’agit d’un chant épique relatant les exploits des héros bwa lors de la révolte de 1915-16, qui a fait l’objet d’un enregistrement audio pour Radio Parana (voir Dembele 2010).

 Noms et devises

Le corpus des noms individuels est totalement ouvert, la pratique fortement créative du nom-message étant valorisée[5]. Les individus se voient également désignés par des devises, qui sont jouées au xylophone (balafon) lors de certaines occasions (Bourget, 2013).

2.2.   Néo-oralité

La chute de la dictature de Moussa Traoré en 1991 a eu des conséquences inattendues sur les pratiques littéraires orales au Mali, en particulier grâce à l’ouverture des ondes permise par le régime démocratique qui a suivi, entraînant la création de nombreuses radios libres. Sur les ondes de ces radios en effet, il n’est pas rare d’entendre des émissions consacrées à la déclamation d’épopées, à la rediffusion de performances chantées, à l’explication raisonnée de proverbes ou encore au récit de contes. La littérature de tradition orale trouve ainsi de nouvelles voies de transmission et de nouveaux moyens de préservation.

Cependant, comme nous le montrent les enquêtes menées plus précisément sur une radio locale de la région de San du nom de Radio Parana, l’action du média radiophonique ne consiste pas seulement à conserver autrement, grâce aux nouvelles technologies, un patrimoine littéraire qui pourrait sombrer rapidement dans l’oubli. Il s’agit également d’un « nouvel espace de performance »[6] qui a pu entraîner une certaine « revitalisation » du conte[7].

Ce n’est pas seulement la volonté d’archivage qui a motivé les organisateurs des émissions de radio lors de sa fondation, mais aussi l’envie de « faire plaisir » aux gens, notamment en leur donnant des contes à entendre et en intéressant les enfants à ces histoires immémoriales. Cependant, le sentiment que les contes traditionnels allaient peu à peu être oubliés et qu’il était du devoir d’une radio locale comme radio Parana de jouer un rôle dans leur conservation s’imposait (voir à ce sujet la thèse d’Alexis Dembele, 2010). En effet, dès avant la fondation de la radio, un animateur avait été désigné pour aller chercher dans les villages de la région les meilleurs conteurs qui accepteraient d’être enregistrés pour une émission de radio. Les conteurs ont ainsi été enregistrés en performance, devant leur public habituel.

Devant le succès des émissions culturelles, les organisateurs de la radio ont décidé de les reproduire sur cassettes audio. Sont ainsi actuellement disponibles trente-six volumes de contes, quinze volumes consacrés à « Traditions et modernité » et plus de cinquante cassettes musicales, dont certaines présentant une « chorégraphie », ensemble de discours, de sketches et de chants présenté par une chorale de jeunes dirigée par un prêtre qui constituent un spectacle complet produit par l’église catholique locale à l’occasion d’une manifestation festive (anniversaire, ordination, etc.), dont les thèmes sont souvent des sujets d’actualité (l’exode rural, les petites bonnes, la déforestation, etc.). La possibilité d’immortaliser sur cassette audio les performances a permis la constitution d’une bibliothèque sonore qui, au fur et à mesure des enregistrements, est assez vite devenue une collection. Ainsi, chacun pouvait-il, en fonction de ses moyens, se constituer ses propres archives sonores. Les cassettes sont surtout achetées dans ce sens par les Bwa de l’extérieur (installés à la capitale ou à l’étranger), mais des cassettes sont aussi vendues aux auditeurs de la région, notamment à l’occasion de fêtes ou de rencontres.

3. Littérature écrite  

À notre connaissance, il n’existe pas de littérature écrite en boomu (Mali), ni en bwamu (Burkina Faso). En revanche, un des premiers grands romans burkinabè est l’œuvre d’un écrivain originaire de la région et portant sur le Bwamu, pays des Bwaba (Burkina Faso). Il s’agit du livre de Nazi Boni, Crépuscule des temps anciens. Chronique du Bwamu (1962). D’autres écrits (romans ou récits de vie) produits par des Bwa ou Bwaba en français sont signalés en bibliographie.

4. Dynamique

La dynamique de la littérature boomu repose actuellement très largement sur la revitalisation de la littérature orale à travers la néo-oralité.

5. Recherches 

Les chercheurs qui se sont intéressés à la littérature orale des Bwa sont en premier lieu des ethnolinguistes :

Paa’anuu Cyriaque Dembele soutient en 1981 une thèse d’ethnolinguistique sous la direction de Geneviève Calame-Griaule à l’université Sorbonne Nouvelle-Paris 3 sur une trentaine de contes recueillis en performance dont il propose une traduction mot-à-mot rigoureuse et une traduction plus littéraire.

Cécile Leguy soutient en 1996 une thèse d’ethnolinguistique sous la direction de Luc Bouquiaux à l’EHESS à Paris portant sur le discours proverbial et présentant le texte de 500 proverbes, accompagnés de leur traduction mot-à-mot et littéraire. Elle continue depuis ses recherches sur les productions orales des Bwa, non seulement sur les proverbes, mais aussi sur les contes et les noms de personne.

Un travail très important a été fait sur les contes et la néo-oralité par un journaliste de formation, Zufo Alexis Dembele, d’abord sur le terrain en tant que responsable de la première radio locale à émettre en boomu au Mali, Radio Parana, qu’il a dirigée dès 1993[8] jusqu’à 2005. Elaborant le programme de diffusion, il a eu l’idée d’y introduire une émission de contes d’une demi-heure, émission qui a eu un tel succès qu’elle a très vite été doublée d’une deuxième demi-heure un autre jour de la semaine, et qu’elle existe toujours aujourd’hui. Pour alimenter cette émission, l’équipe de la radio est allée enregistrer des conteurs en situation, dans leurs villages, auprès de leurs public habituel, et les enregistrements, utilisés sur les ondes, sont en même temps conservés et vendus sous forme de cassette. Le corpus s’est très vite développé, mais connaît un net ralentissement depuis quelques années, en partie du fait du départ de Zufo Alexis Dembele qui a aujourd’hui des responsabilités universitaires à l’ICAO de Bamako. En 2010, il soutient une thèse en Sciences de l’information et de la communication sur son expérience, dans laquelle il propose des contes en boomu avec traduction, ainsi que d’autres textes. Il publie également, en 2008[9], un essai réflexif sur le rôle des médias dans la diffusion des productions orales.

L’ethnologue Jean Capron, par ailleurs grand spécialiste du pays des Bwa qu’il a étudié au Mali et au Burkina Faso des années 1950 aux années 1980 et sur lequel il a produit plusieurs travaux essentiels à la connaissance de cette population, s’est intéressé aux récits mythiques. L’ethnomusicologue Anne-Laure Bourget a mené une recherche approfondie en ethnomusicologie sur une modalité du langage détourné chez les Bwaba du Burkina Faso à partir de la louange musicale, plus précisément 137 devises senké et 6 chants bassé joués au xylophone (balafon), deux genres présentés comme « indispensables pour identifier l’individu au sein de la société bwa », qui sont étudiés du point de vue musical, mais aussi sémantique.

D’autres travaux ont été menés par des hommes d’église. Le père Bernard de Rasilly, auteur du dictionnaire boomu/français, a également noté quelques contes, proverbes, devises et autres formules lors de ses recherches et a rassemblé de nombreuses notes qui n’ont pas été publiées. Jean-Gabriel Diarra, actuel évêque de San, a fait un mémoire présentant 130 proverbes sous la direction de Jean Cauvin à Abidjan en 1977.

Enfin, mentionnons un spécialiste burkinabè de littérature écrite, Yves Dakouo, qui s’est tout particulièrement intéressé au roman que Nazi Boni a publié en 1962, recherchant les sources de l’oralité dans l’écriture de l’auteur.

Cécile Leguy

 

[1] Voir à ce sujet Leguy Cécile, 2004, « De la devinette au proverbe. Métamorphoses d’un genre », Cahiers de Littérature orale, n°55, pp. 109-123.

[2] /conte/dire un conte/suffixe d’agent/

[3] /être capable/dire un conte/suffixe d’agent/

[4] Le plus souvent les conteurs s’accompagnent au ‘ùanín, harpe-luth à 8 ou 16 cordes, ou parfois au ‘òrò ou ‘òrò-zo (petit ‘òrò), petite harpe fourchue à 5 cordes.

[5] Voir à ce sujet Leguy Cécile, 2011a, « Que disent les noms-messages ? Gestion de la parenté et nomination chez les Bwa (Mali) », L’Homme, n°197, pp.71-92. (English translation: What Do “Message-Names” Say? The Management of Kinship and the Act of Naming among the Bwa (Mali))

[6] Leguy Cécile, 2009, « “Quand la radio réveille les contes”. Temps du conte et temps des ondes », Cahiers de Littérature Orale, n°65, pp. 65-90.

[7] Leguy Cécile, 2007, Revitalizing the Oral Tradition: Stories Broadcast by Radio Parana (San, Mali), Research in African Literatures, Sept. 2007, vol. 38, n°3, pp. 136-147.

[8] L’inauguration officielle de Radio Parana a eu lieu le 9 septembre 1995.

[9] Dembele Zufo Alexis, 2008, Oral et virtuel, Echirolles, Cyr Editions, 148 p.