Performance

 

Le linguiste Noam Chomsky est le premier à avoir conceptualisé l’opposition entre la compétence linguistique et la performance. Si pour lui, le premier concept correspond au « savoir linguistique » du locuteur, le second s’attache à décrire la réalisation concrète de ce savoir dans des actes de communication, tant pour l’émetteur du message (son aptitude à formuler des phrases grammaticalement correctes) que pour le récepteur (sa capacité à comprendre ou à décoder le message).

Mais l’anthropologue linguiste Dell Hymes juge cette définition de la compétence trop restrictive, dans la mesure où la compétence syntaxique ne lui paraît pas suffisante pour la réussite de la communication. Selon lui, il nous faut également développer une maîtrise fonctionnelle du langage, ce qui implique un apprentissage social. Cette conception différente de la compétence entraîne une compréhension également différente de la performance : il s’agit alors d’agir en situation, et non plus seulement d’actualiser une connaissance.

Cette conception met en évidence les points suivants :

  • la performance est un événement incarné, situé dans le moment présent et non reproductible à l’identique ;
  • l’énonciateur comme les autres participants sont considérés comme des acteurs qui co-construisent la production et en portent la responsabilité. Une attention particulière doit dès lors être portée aux acteurs et à l’expérience ;
  • la performance comme action peut jouer des rôles sociaux différents que le chercheur doit prendre en compte (Kapchan 1995).

Dans le domaine de la littérature orale (appelé Folklore Studies aux Etats-Unis), le concept de performance apparaît dans les années 1960-1970 et devient rapidement un cadre d’analyse incontournable. Richard Bauman a sans doute le mieux réussi à définir le champ conceptuel de la performance, dans un cadre d’études qui comprend aussi bien les productions de l’oralité que des événements de communication (1977, 1986, 2001a). En France, l’ethnolinguiste Geneviève Calame-Griaule (1977, 1981) est la première à parler de performance, très vite suvie par le médiéviste Paul Zumthor (1983). Tous revendiquent l’abandon de la conception d’un texte figé – ou de variantes d’un « modèle » transmis à travers l’espace et le temps – au profit de celle d’un événement de communication ; ce qui signifie qu’il s’agit d’appréhender l’expression littéraire telle qu’elle est vécue, produite et reçue. La notion de performance devient alors un cadre d’analyse et un outil pour le chercheur, invité à prendre en compte les circonstances spatiales et temporelles, les modalités d’expression – verbale et non verbale –, les relations entre les participants selon leur statut, l’impact sur l’auditoire ou sur la situation, etc.

Ce cadre d’analyse est particulièrement pertinent pour analyser les répertoires oraux africains. Les œuvres qui les composent se disent pour la majorité d’entre elles de façon très ritualisée et les paramètres de cette ritualisation, précisément, construisent le sens dans et par la relation qu’ils entretiennent avec l’énoncé verbal proprement dit : statut des partenaires, temps et lieux de la performance, accompagnement musical, interdits éventuels, etc.

Dans le domaine de la littérature écrite, la notion de performance apparaît d’abord dans les recherches théâtrales, puisque ce genre littéraire est précisément destiné à être mis en situation sur une scène. Richard Schechner (1988), que l’on considère généralement comme le précurseur de cette approche et qui collabora avec l’antropologue Victor Turner, définit la performance au théâtre comme l’événement dans son ensemble, comprenant les acteurs comme les techniciens et le public. Elle se distingue de l’œuvre (drama), d’un script et du jeu spécifique des acteurs durant la pièce. Ce cadre d’analyse permet de remettre en question la prédominance du texte dans la pièce de théâtre et de questionner le statut du personnage ainsi que celui des spectateurs. Outre le théâtre, d’autres textes écrits seront par la suite abordés sous l’angle de la performance : que ces textes aient pour source des performances (nous parlons ici non pas de transcriptions, mais de créations) ou qu’ils donnent lieu à des performances (lectures de poésie et adaptations orales de textes écrits).

Peut-on aller plus loin et considérer l’écriture en elle-même comme une performance dans la mesure où l’acte d’écriture est une pratique sociale, incarnée par un auteur, inscrite dans un contexte socioculturel et une situation de communication spécifiques et pensée en fonction de ceux à qui l’on s’adresse ? N’est-ce pas un outil opératoire pour comprendre ce qui se passe lorsqu’on participe à des ateliers d’écriture, lorsqu’un écrivain tire au sort des termes pour rédiger en public un texte, ou encore quand les surréalistes s’essayaient à l’écriture automatique ?

Pour ce qu’il en est de la production écrite en langues africaines, les auteurs qui font le choix militant d’écrire dans une des langues africaines privilégient généralement l’écriture de textes susceptibles d’être oralisés, comme le théâtre, la poésie ou les nouvelles. Ces stratégies redonnent alors du sens au concept de performance et s’expliquent par la faiblesse d’un lectorat potentiel : seule seule une minorité suffisamment alphabétisée peut en effet lire une œuvre, une minorité plus réduite encore lorsqu’il s’agit de la lire en langues africaines, dans la mesure où ces dernières sont rarement enseignées à l’école et où une certaine aliénation conduit les lecteurs potentiels à considérer cette production avec condescendance, sinon avec mépris.

Sandra Bornand

Bibliographie

BAUMAN Richard, 1977, Verbal Art as Performance, Prospect Heigts, Waveland Press.

BAUMAN Richard, 1986, Story, Performance, Event. Contextual Studies of Oral Narrative, Cambridge University Press.

BAUMGARDT Ursula et Jean DERIVE (éds), 2008, Littératuresorales africaines. Perspectives théoriques et méthodologiques, Paris, Karthala.

BORNAND Sandra & Cécile Leguy (éd.), à paraître, Compétence et Performance. Perspectives interdisciplinaires sur une dichotomie classiques, Paris, Karthala.

CALAME-GRIAULE Geneviève, 1970, « Pour une étude ethnolinguistique des littératures orales africaines », Langages n°18, pp. 22-47.

CALAME-GRIAULE Geneviève (éd.), 1977, Langage et cultures africaines. Essais d’ethnolinguistique, Paris, Maspero, pp. 303-364.

CHOMSKY Noam, 1955, The Logical Structure of Linguistic Theory, Cambridge MA, M.I.T.

FINNEGAN Ruth, 1992, Oral Traditions and the Verbal Arts. A Guide to Research Practices, Londres, Routledge.

FINNEGAN Ruth, 2007, The Oral and Beyond. Doing Things with Words in Africa, Oxford/Chicago/Pietermaritzburg, James Currey, University of Chicago Press et Universty of Kwa-Zulu-Natal Press.

HYMES Dell, 1971, Competence and Performance in Linguistic Theory, in Huxley Renira et Ingram Elisabeth (éds), Language Acquisition. Models and Methods, Londres/New York, Academic, pp. 3-28.

HYMES Dell, 2001, On Communicative Competence in DURANTI Alessandro (éd.), Linguistic Anthropology. A Reader, Malden, Blackwell, pp. 53-73.

SCHECHNER Richard, 2003 [1977], Essays on Performance Theory, New York, Ed. Routledge.

ZUMTHOR Paul, 1983, Introduction à la poésie orale, Paris, Seuil.