Personnage

 

Du sens étymologique (persona) de « masque que porte l’acteur », le terme de personnage est rapidement passé à l’idée de rôle dans la distribution théâtrale. Le personnage existe donc en premier lieu comme incarnation dans les arts de la performance, qui rendent présents, de façon rituelle ou profane, les divinités, les figures ancestrales ou tout être susceptible de tenir un rôle dans une intrigue. Cet enjeu de la présence du personnage est central dans l’art du portrait en général et dans des genres oraux comme la devise, ces chants très brefs par lesquels on évoque de façon souvent allusive les traits d’un ancêtre prestigieux largement mythifié.

Acteur indispensable de tout récit, le personnage varie en fonction du rôle qu’il occupe au sein de celui-ci et ses caractéristiques comme son statut sont liés au genre littéraire dans lequel il est engagé. Entre le personnage de conte, humain ou animal, faiblement caractérisé mais fortement fonctionnel, le héros épique qui capte des forces à l’articulation de l’historique et du légendaire et les personnages mythiques, pris dans des réseaux de sens qui organisent les mondes habitables, la palette des personnages que les littératures orales du continent africain mettent à la disposition d’un imaginaire narratif du continent est très large. C’est ainsi que certains personnages de contes comme la « fille difficile », « araignée », d’épopées comme Soundiata, Chaka ou mythiques comme Ogoun ont pu échapper à leur genre originaire et être repris dans de multiples formes narratives.

Une des conditions d’existence littéraire des personnages tient à leur potentiel d’exemplarité, que celle-ci soit validée par le récit ou au contraire contrée. Il y a là une ligne de partage fréquemment relevée entre la littérature orale, plus encline à mettre en scène des personnages exemplaires, et la littérature écrite plus propice aux héros problématiques, voire à la mise en crise du personnage.

L’importance du récit didactique dans les littératures en langues africaines explique que le personnage soit davantage saisi dans sa dimension comportementale que dans sa dimension introspective. C’est dans son rapport à une situation sociale que le personnage est en ce cas envisagé. Les actions et les comportements des personnages font l’objet d’enseignements dans plusieurs genres oraux (contes, récits-énigmes), dans le théâtre d’intervention, dans le roman de mœurs ou les romans d’éducation.

Il faudrait faire la part de la perspective postcoloniale dans le fait que les personnages des littératures africaines aient souvent été perçus par les chercheurs comme porteurs des valeurs communautaires davantage que comme l’expression de singularités individuelles. L’identification des mondes africains (et plus généralement non occidentaux) comme constitués de société holistes où l’individu n’existe pas pour lui-même, mais par et pour la communauté, a certainement influencé la lecture qui a été faite des personnages dans les études littéraires africanistes.

L’identification de personnages allégoriques permet de dépasser l’alternative entre le personnage-individu singulier et le personnage-communauté holiste. Un certain nombre de personnages aux comportements hyper-individualistes des contes oraux, comme le trickster, ou « l’enfant terrible », rejoignent des principes impersonnels mettant en jeu les notions d’ordre/désordre, égoïsme/altruisme, etc. Tout autant que des enjeux de régulation sociale dans un contexte culturel précis, de nombreux personnages de ce type ont un impact transculturel et transnational, qui explique leur postérité littéraire mondiale. Un exemple pour finir de personnage roman dont l’aura a pu dépasser le cercle de réception directe de l’œuvre : l’écrivain kényan Ngugi wa Thiong’o se plaît à raconter que le personnage éponyme de Matigari (son deuxième roman écrit en kikuyu), un ancien combattant Mau Mau en quête de justice sociale dans le Kenya indépendant, a fait l’objet en 1986 d’une rumeur populaire sur les hauts plateaux kényans, rumeur qui aurait entraîné l’interdiction du livre par les autorités. Cet exemple d’une sortie du personnage hors de son univers fictionnel d’origine est très liée, selon Ngugi, à la langue utilisée pour l’écriture du roman dans la mesure où il a pu être fait des lectures publiques de ce texte dans les milieux populaires non alphabétisés. Cette évocation d’un personnage transfrontalier entre la fiction et la réalité peut servir d’aiguillon pour interroger plus avant le statut personnage dans les littératures en langues africaines.

Xavier Garnier