Poésie

 

En Afrique, dans toutes les sociétés, la poésie tient une grande place dans la pratique langagière aussi bien populaire que savante. Rien d’étonnant à cela, du fait qu’y ont prédominé des cultures d’oralité et que le paramètre fondamental de la poésie relève précisément de cette situation ; les caractéristiques du discours poétique tiennent en effet d’une part, à l’aspect sonore des signifiants en tant que tels, d’autre part, à la distribution des pauses, des accentuations, des modulations… soit, au rythme et à la vocalisation. Toute l’esthétique de cet art verbal reposant sur une organisation concertée des vocables de sorte que leur signifié se diffuse à travers la matière sonore que crée l’enchaînement mélodique et rythmique de leur composition phonique, elle n’est authentiquement reconnaissable et perceptible qu’audible ; qui « lit » de la poésie, ne « l’entend-il » pas spontanément en la lisant ? L’oralité est bien la condition première de l’art poétique.

En Afrique, la poésie est composée oralement, énoncée publiquement et retransmise oralement, à l’exception de certains cas de poésie savante relevant d’emprunts culturels ; elle est si répandue que son éventail de réalisations est, de tous les genres discursifs, le plus large, tant dans ses formes que dans ses modes d’énonciation et dans le statut de ses producteurs ; ainsi :

  • s’il n’existe pas toujours dans la langue un terme recouvrant la notion générale d’art poétique, en revanche la poésie se distribue en de multiples genres ayant chacun son nom et ses caractéristiques canoniques
  • elle est soit récitée, soit chantée et accompagnée ou non de musique instrumentale et parfois même de danse ;
  • elle est le fait du tout venant (tous sexes, tous âges, toutes activités) ou, au contraire, de spécialistes ;
  • elle se dit en privé ou en public, dans des circonstances ordinaires ou cérémonielles.

Toutes ces conditions étant corrélées, elles entrent en compte dans la spécificité des différentes catégories et l’exercice de la poésie prend les formes les plus diverses, des plus sommaires aux plus complexes, parmi des populations qui cultivent de façon plus ou moins intensive cet art verbal. Ainsi les Swahili (J. Knappert, 1967, 1979, L. Harris, 1962) comme les Somali (B.W. Andrzejewski & I.M. Lewis, 1964) ou les Touaregs ont une grande tradition poétique, distribuée en différents genres, chacun ayant son nom, son style, sa prosodie, son type de diction, son accompagnement musical ou gestuel etc. Par exemple, chez les Touaregs du Niger (D. Casajus, 1992, 2000) qui ont, pour désigner la poésie un terme propre (asätagh), la poésie élégiaque obéit à une tradition littéraire qui fixe thèmes, motifs, scansion, respect de la rime et qui suscite des œuvres d’un extrême raffinement, chaque poète cherchant à réinventer, à partir de sa propre culture poétique, une expression nouvelle ; autre genre, les chants de mariage exécutés par les forgerons varient selon l’étape de la fête, entonnés soit par un soliste, soit avec choristes, orchestre et danses, le rythme étant, dans ce cas, la marque poétique prédominante, mais là encore le vers comptant un nombre de syllabes et une alternance de longues et de brèves définis ; les chants de chameaux exécutés par les jeunes filles, avec accompagnement de tambour, pendant le carrousel des méharistes, ne sont généralement qu’une litanie de vers très brefs consacrés à une louange hyperbolique des chameaux.

Ailleurs encore, on voit, selon le genre, la création poétique revenir à des spécialistes ou non : par exemple, chez les Peuls du Mali, à côté d’une poésie religieuse islamique due à des lettrés et observant des règles strictes empruntées à la poésie arabe, une poésie profane se partage entre un genre, le mergol, sorte de poésie libre, création de poètes qui exercent leur talent personnel sur tous les sujets, et les jammoje na’i ou louanges aux bovins, création, eux, des tout jeunes gens qui, sur un même sujet (le troupeau transhumant), rivalisent dans l’articulation maîtrisée des jeux sonores rendus par l’agencement savant des mots, mais qui, sitôt adultes, cessent cette activité pastorale et poétique (Chr. Seydou, 1991).

Dans chaque population, la poésie peut marquer de son sceau des pratiques langagières habituelles : en partant des cas les plus simples, on trouve une recherche d’expression poétique dans les comptines enfantines, les jeux verbaux, dans les berceuses plus ou moins improvisées, mais aussi dans les proverbes et dictons qui émaillent les propos les plus familiers — J. Knappert ne voit-il pas dans les proverbes « les racines de la poésie Swahilie » (1979, p.45) ; mais certaines y développent des genres particuliers : tel est le cas, par exemple chez les Songhay-Zarma du Niger, des zamu ou poèmes sur les noms qui sont récités uniquement par les femmes à l’adresse des enfants et évoquent de façon oblique ce qui est souhaité pour ceux-ci, tout en servant, dans la situation occasionnelle de leur énonciation, d’encouragement ou de louange (J. Bisilliat & Diouldé Laya).

Il est remarquable que, dans un grand nombre de sociétés, la forme poétique est particulièrement associée à la pratique de l’éloge quel qu’en soit l’objet. On peut en chercher les raisons tant en amont qu’en aval, de la composition à la fonction ; en effet, louer étant magnifier, on ne peut se contenter de décrire la seule banale réalité de la chose ou de la personne à célébrer ; la représentation en est donc « trans-formée » par le recours à toutes les ressources stylistiques — en particulier la métaphore et l’image, premiers tropes de l’art poétique —, la déclamation en est rehaussée par des effets de voix destinés à entraîner l’attention et l’adhésion de l’auditoire, le tout étant mis en œuvre pour obtenir un sentiment d’exaltation admirative.

Si l’éloge d’objets, d’animaux, de plantes peut prendre la forme de blasons (D . Noye, 1976) joliment tournés, pour le simple plaisir de l’auditoire, d’autres poésies de louange ont un impact social voire religieux beaucoup plus important ; c’est le cas, chez les Yorouba, des ijala chantés à l’occasion des cérémonies annuelles pour le dieu Ogun, aux funérailles d’un chasseur ou en l’honneur des ancêtres d’un lignage ; ils sont composés par des spécialistes sur des modèles anciens suivant des formules poétiques et rythmiques conventionnelles, et chantés avec un accompagnement de tambour : toutefois le caractère solennel de leur profération n’entame en rien la profusion des occasions de leur exécution (S. A. Babalola, 1966).

La poésie d’éloge à l’adresse de personnes fleurit à foison (R. Finnegan, 1970) : si l’on pense évidemment, dans ce cas, aux dithyrambes réservés aux chefs ou aux personnalités importantes, comme chez les Tswana ou les Zoulou (I. Schapera, 1965, J. Stuart & D. Malcolm, 1968)), ce peut être aussi pour des personnes ordinaires et dans la vie courante que se pratique ce genre. Ainsi les enfants shona du Zimbabwe sont-ils sensibilisés très tôt au culte du beau langage et apprennent-ils les éloges des clans auxquels ils appartiennent, en se les entendant constamment attribuer par leurs parents sous forme d’encouragement ou de félicitation tout au long de leur éducation. Ce n’est certes pas là la seule forme de poésie qu’ils pratiquent, mais elle accompagne les événements de la vie des plus courants aux plus marquants (A.C. Hodza & G. Fortune, 1979).

Cette poésie d’éloge à l’adresse de personnes peut aussi prendre le chemin de la poésie d’amour qui ouvre partout un large champ à l’inspiration. Sans doute le sentiment amoureux entraîne-t-il l’évocation de l’objet aimé et, de ce fait, soit, en son absence, l’élaboration d’une image sublimée par la nostalgie, soit, en sa présence, un discours orné, façonné par l’espoir de le séduire ;  dans l’un et l’autre cas, la poésie d’éloge a sa place : qu’on songe mélancoliquement à l’aimé(e) ou qu’on veuille attirer son attention bienveillante, l’énoncé exalté et… exaltant de ses qualités constitue en effet l’essentiel du sujet.

Mais il est encore, pour cette poésie d’éloge, un chemin beaucoup moins lyrique et plus combatif : celui de l’autopanégyrique, comme on le rencontre au Rwanda. La poésie y est très largement pratiquée dans trois grands domaines : poésie dynastique, poésie pastorale et poésie guerrière (A. Coupez & Th. Kamanzi, 1970), chacune ayant ses règles de composition et d’énonciation. Dans la dernière catégorie, les autopanégyriques sont l’œuvre des guerriers qui, sur des thèmes imposés (arc, lance ou bouclier), se composent un poème personnel décrivant leurs exploits réels ou imaginaires, qu’ils hurleront à pleins poumons et à toute vitesse en brandissant leur lance pour impressionner l’ennemi ou pour se défier mutuellement dans des circonstances purement récréatives.

Enfin un genre plus discret de cette poésie prend forme dans les devises ; dans bon nombre de sociétés, la pratique de cette interpellation des personnes par une formule bien frappée censée les représenter s’applique aux personnalités en vue, aux puissants, aux personnages historiques célèbres. La devise consiste en une qualification apologétique de la personne à travers un couplet bref et percutant empruntant généralement sa force d’évocation au procédé de la métaphore et à une modalité de profération rythmée et fortement accentuée (Chr. Seydou, in G. Calame-Griaule, 1977). Elle est l’apanage de spécialistes et s’inscrit dans un système social dans lequel le réseau relationnel est conventionnellement hiérarchisé et elle tient en grande partie son efficacité de cette situation : en interpellant une personne par sa devise, le griot la force à se conformer à l’image qui est ainsi donnée d’elle et à assumer sans détour son statut social ; et voilà où la force performative de la parole poétique trouve un exemple privilégié !

La devise tient en outre une place importante dans un genre qui, selon les cultures, relève de la poésie ou simplement de la prose rythmée : le genre épique ; chez les Swahili, l’utendi se compose de strophes de plusieurs vers comptant un nombre de syllabes précis, avec un système de rimes complexe etc., tandis que chez les Peuls, les Bambara, les Malinké, les Songhay…, les récits épiques n’utilisent que la prose narrative mais sont déclamés sur un rythme bien marqué ; et surtout, chez les uns comme chez les autres, l’accompagnement musical instrumental joue un rôle primordial.

Comme on le voit, la poésie parcourt toutes les activités et s’épanouit en toutes circonstances dans le cadre de la communication orale. Reste un domaine particulier, celui de la poésie religieuse ou mystique qui a éclos avec l’adoption de l’islam dans bien des régions ; cette nouvelle inspiration soit s’est inscrite dans les normes prosodiques de la poésie profane et populaire existante (Swahili), soit, a suivi les modèles de la poésie arabe classique (Peuls, Haoussa, Maures, etc.), voire a parfois opté pour l’utilisation de la langue arabe (Somali). Cette poésie a pris une grande importance dans la littérature de certaines populations où sa pratique s’est tellement répandue qu’elle offre un large éventail de sous-genres (élégies, prônes, oraisons funèbres, éloges etc.) et… de grandes disparités de qualité (depuis les pièces laborieuses de piètres rimailleurs jusqu’aux splendides odes, œuvres de grands auteurs, penseurs profonds et poètes inspirés). Notons que l’oralité y reste maîtresse, cette poésie étant chantée et que, même lorsqu’elle fait l’objet de copies, sa transmission reste orale au sein des zaouias où les talibés les chantent.

Dans la production moderne, s’ajoute à tous ces genres poétiques, d’une part, une personnalisation des talents, de l’autre, une diversité de thèmes et de formes parfois éloignés des genres traditionnels ou même totalement empruntés. On trouve aussi des cas d’auto-évolution, tel le genre de la qacida, épopée hagiographique en vers, inspirée de la tradition poétique arabe, qui, éclose au Sénégal dans le contexte historique et religieux de la conquête oumarienne, s’est greffée sur une tradition épique antérieure bien ancrée dans le pays.

Comme on le voit, en Afrique la poésie habite tous les instants de la vie des plus intimes (berceuses, zamu) aux plus solennels, des plus personnels aux plus publics, des plus austères aux plus festifs ; elle est pratiquée, créée ou récitée, par des énonciateurs les plus divers, dans des intentions et avec des fonctions multiples et enfin sous des formes très variées allant de la poésie libre à la plus sophistiquée ; et surtout, plus que simple exercice artistique à simple objectif esthétique, elle s’inscrit dans un système de communication dans lequel, à chacune de ses manifestations, elle a une fonction définie, sociale, affective, éthique, voire politique. Et tout cela est manifestement lié à l’expression orale de cette parole dont la recherche d’une mise en forme verbale et vocale est la marque dominante en vue d’un impact accru sur l’auditoire destinataire.

Si la prédominance de l’oralité dans la plupart des cultures de l’Afrique a entretenu la créativité dans l’art poétique, elle la favorise d’autant plus, dans la situation actuelle, où elle trouve de nouveaux champs d’expression avec le rap et le slam, que l’on voit fleurir à présent sur maintes scènes africaines.

Christiane Seydou