Variabilité

L’oralité implique nécessairement la variabilité. Selon la définition de Paul Zumthor (1994, pp. 28-29), une œuvre produite en contexte d’oralité comprend à la fois le texte (l’énoncé linguistique) et la totalité des facteurs de la performance. Définie de cette manière, l’œuvre n’est pas reproductible à l’identique, car ses deux éléments constitutifs sont susceptibles de varier.

Variabilité de la performance et du texte

La variabilité au niveau de la performance concerne tous les éléments paralinguistiques (la gestuelle, la voix, la diction, la mimique etc,) le lieu, le temps et les participants (l’énonciateur lui-même et le public, ainsi que la relation entre ces deux derniers). Une question importante qui peut donner accès à la portée idéologique de la littérature orale se pose ici : « le choix des textes ou la manière de les dire varient-ils en fonction du public ? »

Sur le plan de l’énoncé, les variantes observées sont essentiellement stylistiques : présence ou non de mots expressifs, changement de termes lexicaux ou de structures syntaxiques, ce qui peut éventuellement avoir une incidence sur le rythme, par exemple. Elle est par ailleurs observable en fonction de la longueur des textes. En effet, s’il s’agit d’énoncés brefs et formulaires comme les proverbes, elle est plutôt limitée ; les textes sacrés, du fait de leur caractère rituel, tendent aussi à réduire au maximum la variabilité, car les croyances locales menacent parfois de sanctions graves celui qui en modifierait l’énoncé. En revanche, des textes plus longs, moins contraints et qui ont une fonction plus ludique, admettent des variations plus importantes autour du thème de base.

Degrés et niveaux de variabilité

La variabilité peut se manifester d’un énonciateur à un autre, voire dans le discours d’un même énonciateur. Le degré change en fonction de plusieurs paramètres, parmi lesquels figurent la relation entre l’énonciateur et le public, la longueur des textes, leur intégration dans des rituels ou non, l’importance du style formulaire dans un genre donné et l’organisation des performances.

En ce qui concerne l’organisation des textes, la variabilité concerne les niveaux figuratif et fonctionnel. Elle peut être abordée en tant que phénomène intra- et interculturel. Dans tous les cas se pose la question de l’« original ».

En contexte d’oralité, dans la majorité des cas, on ne peut pas établir un texte de référence au sens de texte « original ». De manière pragmatique, on confère le statut de « texte de référence » à la première version publiée, ou bien, lorsqu’il s’agit d’un corpus inédit, à la première version enregistrée, tout en précisant que ce texte remplit seulement la fonction de point de comparaison.

Deux perspectives théoriques différentes

D’un point de vue théorique, l’étude de la variabilité se situe dans deux perspectives différentes et complémentaires, selon que l’on veut établir, au-delà des différences, un schéma commun à toutes les versions attestées, ou que l’on a pour objectif de relever les différences entre des versions pour les étudier de manière plus détaillée.

Dans la première approche, souvent réalisée à propos des textes narratifs comme les contes, on cherche un dénominateur commun dans un ensemble de réalisations, en faisant abstraction du niveau figuratif. On établit une version modélisée, un texte construit dans une certaine mesure par les chercheurs. Le modèle – en tant que schéma narratif et fonctionnel – est donc issu de l’analyse de plusieurs réalisations, sans que le niveau figuratif ne soit pris en compte. Si plusieurs performances se ramènent, du point de vue narratologique, à la version modélisée, elles sont considérées comme une même version, indépendamment des variantes figuratives[1] qui y sont attestées. Par contre, les variations fonctionnelles[2] sont comprises comme les variantes d’une même version modélisée si elles restent limitées et ne remettent pas en cause le schéma narratif global. L’intérêt de ce type d’analyse est de dégager, par exemple, des contes types afin d’en étudier la diffusion.

La deuxième orientation est plus attentive à l’observation de la performance et à l’importance du niveau figuratif pour la construction du sens sur le plan métaphorique et symbolique. Dans cette perspective, toute performance produit une version, et on aura donc autant de versions que de réalisations, qu’il s’agisse des productions d’un même énonciateur ou d’énonciateurs différents. Ici, l’intérêt porte moins sur la classification des textes que sur le souci de relever toute la palette des différences attestées dans le plus grand nombre de versions possibles.

Dans la pratique, les deux approches se complètent, comme l’illustrent l’analyse des représentations d’un personnage dans différents contes[3] ou la comparaison de 150 versions du conte-type de « La fille difficile », très répandu en Afrique de l’Ouest et Centrale (Veronika Görög-Karady et Christiane Seydou 2001).

Variabilité intraculturelle

On peut aborder la variabilité intraculturelle au niveau des textes en observant les liens que les genres entretiennent entre eux dans une culture donnée. Ainsi, selon les cas, les contes et les proverbes peuvent être dits à la même occasion voire dans un même texte, car un proverbe peut servir de conclusion à un conte. Ici se pose la question de savoir, par exemple, quels sont les proverbes qui peuvent se trouver dans cette fonction ? Constituent-ils une catégorie spécifique ? De même, à propos de genres relativement proches comme l’épopée et le conte qui peuvent partager certains éléments narratifs, des questions similaires peuvent être posées.

Sous un autre angle, la variabilité peut être significative par rapport à l’extension d’une aire culturelle et par rapport à la différenciation des textes littéraires à l’intérieur de l’aire et en fonction des régions, comme c’est le cas de la littérature peule ou mandingue. Mais au-delà de cette observation, l’étude de la variabilité intra-culturelle peut ouvrir la voie à une véritable sociologie de la littérature orale : quels sont, en fonction de l’âge, du sexe et du statut social, les genres littéraires pratiqués ou préférés ? Quels sont les genres interdits ou réservés à quelle fraction du public ? Quels sont les textes figurant dans le répertoire des hommes et des femmes, des groupes sociaux dominants et dominés ? Ces mêmes questions sont, bien entendu, également pertinentes pour la description plus fine du public, ainsi que de la réception.

Variabilité interculturelle

Quant à la variabilité interculturelle, elle concerne entre autres les interprétations différentes d’une même problématique dans plusieurs cultures. L’interrogation peut porter sur l’absence ou la présence d’un thème ou d’un genre littéraire, elle peut suivre la circulation d’un même thème ou déterminer éventuellement quelle est la culture source dans un emprunt ou une adaptation. Dans l’ensemble, la variabilité interculturelle témoigne de la proximité ou de la distance entre deux cultures, ce qui peut être mis en évidence par des approches comparatives. Un exemple très éloquent concerne les représentations du mariage (Veronika Görög-Karady 1994 et 1997).

Ursula Baumgardt

Références bibliographiques

GÖRÖG-KARADY Veronika et Christiane Seydou (ed.), 2001, La Fille difficile : un conte-type africain, Paris, Éditions du Cnrs, 494 p. [cdrom inclus]

GÖRÖG-KARADY Veronika et Ursula Baumgardt (ed.), 1988, L’Enfant dans les contes africains, Paris, Cilf/Edicef, 189 p.

GÖRÖG-KARADY Veronika (ed.), 1994, Le Mariage dans les contes africains, Paris, Karthala, 227 p.

GÖRÖG-KARADY Veronika, 1997, L’Univers familial dans les contes africains. Liens de sang, liens d’alliance, Paris, L’Harmattan, 225 p.

ZUMTHOR Paul, 1994, Poésie et vocalité au moyen âge, Cahi@ers de Littérature orale, 36 – Oralité médiévale, Paris, pp. 10-34

[1] Variante figurative : on entend par là des réalisations particulières qui rendent compte d’une même fonction conceptuelle. Ainsi, la fonction de « protecteur », par exemple, peut être remplie par un personnage humain, animal ou végétal.

[2] Variante fonctionnelle : à la différence de la variante figurative, elle a des répercussions sur le déroulement narratif.

[3] Comme c’est le cas, par exemple, du personnage de l’enfant (Veronika Görög-Karady et Ursula Baumgardt, ed.,1988).