Dans les cultures de tradition orale, il n’est pas toujours aisé de définir des critères nets permettant d’établir une distinction franche entre prose et poésie. D’emblée le filtre vocal imprime en effet à toute parole un rythme – dû en partie aux ressources naturelles, en partie à une structuration mentale spontanée ou intentionnelle – qui est le premier élément définitoire de toute prosodie, base de l’art du langage ; en Afrique, du fait même de la production orale des textes, cet élément est éminemment présent dans tous les genres, rendant parfois floues les lisières entre prose et poésie. Ce sera donc à deux critères complémentaires que l’on devra avoir recours, l’un tenant à deux qualités du texte : phonique et symbolique, l’autre à une exploitation spécifique et volontaire du rythme. Ainsi sera-t-on amené à établir dans la mise en voix des textes, un éventail allant de genres dont la dimension poétique relève du seul rythme de déclamation imprimé au texte – qui, lui, est peu ou pas marqué par une recherche sur la matière même de la langue – à des genres soumis à une versification conventionnelle stricte et contraignante, en passant par des genres qui allient rythme et manipulation experte de toutes les autres potentialités linguistiques : sens et forme des mots.
Cela dit, la production poétique est en Afrique d’une grande richesse, offrant des exemples de toutes ces réalisations ; en effet, toutes les déclamations rythmées délimitent des unités qui structurent le texte en ce que l’on peut considérer comme des vers ; et, selon les genres, ces unités sont plus ou moins régulières, plus ou moins accentuées, leur succession est plus ou moins rapide etc. et l’on passe ainsi de la prose rythmée à une poésie libre puis à une versification convenue appliquée rigoureusement. Nombreux sont les genres qui illustrent ces différents cas :
- la prose rythmée concerne surtout le genre épique ; à l’exception de la poésie épique swahilie qui obéit à une prosodie définie, dans les épopées d’Afrique de l’Ouest et du Centre, hormis les devises, les généalogies et quelques passages formulaires, l’essentiel du récit ne relève pas d’un style particulièrement recherché, ni d’un registre de langue spécifique ; en revanche c’est le type de déclamation qui confère au texte une sorte d’aura poétique par la dimension esthétique que lui ajoutent l’accompagnement musical, le rythme et l’accentuation imprimés par la voix. Seules les productions récentes à vocation hagiographique, qui prennent la forme de qasîda, adoptent une forme versifiée, empruntée aux modèles arabes
- les genres poétiques à proprement parler, eux, mettent en œuvre des caractéristiques prosodiques relevant non seulement du rythme mais aussi d’une recherche portant à la fois sur l’agencement des mots pour créer tous les jeux phoniques souhaités et sur la manipulation de la charge symbolique que permettent leurs potentialités sémantiques ; chaque genre se différencie par la façon dont se distribuent ces choix, les uns mettant davantage l’accent sur le rythme (scansion, vitesse), d’autres sur les tropes (métaphores, images…), d’autres encore sur les sonorités (allitérations, rimes…), d’autres enfin mettant en jeu l’ensemble de ces données ; toutefois, dans cette dernière catégorie, on peut distinguer deux procédures poétiques à l’œuvre : dans un cas, la création reste libre, chaque poète organisant son texte et exploitant la langue selon ses désirs, sa sensibilité et son talent personnels, tandis que, dans l’autre, elle est encadrée par un ensemble de règles formelles contraignantes.
Les exemples abondent : nombreux sont les peuples qui pratiquent une « poésie d’éloge », de la plus quotidienne et familière à la plus cérémonielle et sophistiquée. Brefs poèmes sur les noms, les zamu des Zarma du Niger, dits uniquement par les femmes, peuvent varier de 4 à 30 vers, être chantés ou seulement récités dans des situations anodines et ordinaires – par exemple à l’adresse d’un enfant que l’on veut encourager – et leur forte unité rythmique est favorisée et renforcée par la répétition du nom en anaphore, en épiphore ou en rime.
Ailleurs, en Zambie, chez les Shona, ce genre est pratiqué quotidiennement : car, si les chefs ont des bardes assignés à cette fonction, toute personne connaît les poèmes d’éloge attribués aux clans de ses parents et alliés ; les jeunes gens en composent sous forme de chansons d’amour ; forgerons, chasseurs, cultivateurs, chaque fonction ou position sociale donnent lieu à un poème d’éloge. Ces textes sont chantés soit en des occasions très solennelles (poèmes de clans) soit sans réserve, dans le cadre des relations ou des rivalités amoureuses etc. Ils comportent des noms d’éloge, sortes de blasons, formules descriptives bien frappées, et chaque poème présente, outre une cohérence grammaticale et sémantique, une unité rythmique assurée par d’éventuelles élisions ou au contraire une accentuation des dernières syllabes des vers ; cette poésie adopte des formes très variées, chaque poème comprenant une succession de strophes de modèles différents et étant déclamé sur une intonation et une cadence propres.
L’adresse de poèmes d’éloge est, chez les uns, généralisée, chez d’autres réservée aux notabilités ; ainsi peut-on évoquer les ijala des Yorouba, les izibongo des Zoulou, les mabôkô des Tswana, voire les jobbitooje des Peuls…(cf. Bibliogr.) tous ces genres ayant en commun, une structuration rythmique reposant sur ce que l’on peut appeler des unités de souffle dans lesquelles les « vers » s’inscrivent, la voix imprimant au texte la scansion souhaitée. On peut définir alors le vers comme un segment rythmique marqué par une syllabe accentuée (l’accent se combinant avec éventuellement le ton, la durée, l’intensité vocale) suivie d’une pause et cela étant repris à intervalle régulier.
On rencontre aussi en Afrique une autre production poétique gouvernée par des règles prosodiques précises et plus complexes que la simple segmentation rythmique. Ainsi les Tutsi du Rwanda, appliquent des normes différentes selon les genres, utilisant pour certains (le guerrier et le dynastique) l’effet rythmique généré par « une intonation de phrase spécifique » (différente du schème tonal du langage ordinaire) et, pour d’autres (le pastoral) outre le rythme, la mesure en mores (unités de quantité vocalique : brève ou demi-longue), la recherche des assonances étant commune aux trois genres. Le débit de déclamation est aussi distinctif, l’autopanégyrique étant proféré à une vitesse maximale et à bout de souffle, tandis que les poèmes pastoraux le sont recto tono, à voix posée, avec un léger ralentissement à la fin de chaque vers (vers réguliers de douze mores) ; quant aux poèmes dynastiques, leur caractère prestigieux est reflété par leur mode de récitation lent et solennel, « accroissant les écarts tonaux de manière à leur donner des intervalles quasi musicaux » (A. Coupez et Th. Kamanzi, 1970 : 160).
Enfin, chez les populations en contact plus ou moins influent avec le monde arabe, le recours à divers modèles métriques a ouvert de nouvelles voies à la versification. Toutefois, même là où la culture arabo-islamique s’est imposée, existait déjà une tradition de règles prosodiques obligées ; par exemple, à propos de la poésie swahilie où triomphent formes métriques fixes, modèles rythmiques rigides, et impératif de la rime, J. Knappert évoque pour certains genres poétiques de possibles influences persane et portugaise (rime et métrique syllabique) antérieures à l’arabe ; ainsi la poésie épique des utendi, qui est chantée et déclamée avec accompagnement instrumental, se coule dans des stances de quatre lignes de huit syllabes chacune et terminées pas une rime aaab ou aaaa, la dernière rime persistant tout au long du poème. Les multiples autres genres offrent un éventail de toutes les combinaisons jouant sur le nombre de syllabes par vers, le nombre de vers pas stance, la place de la césure et les successions et alternances de rimes, offrant ainsi une riche diversité qui fait de la poésie swahilie l’une des plus sophistiquées et des plus intéressantes.
Dans d’autres populations, comme chez les Peuls, à côté d’une poésie profane variée où la prosodie tient essentiellement au rythme de déclamation et à une manipulation extrême des effets stylistiques relevant de l’aspect phonique des mots, existe une poésie d’inspiration religieuse ou savante qui, inspirée directement des modèles arabes, recourt à une métrique quantitative, chaque vers étant constitué d’un nombre précis de pieds, définis eux-mêmes par une succession particulière de longues et de brèves, et marqué par une rime unique. On se trouve en présence d’une versification très rigide appliquée avec plus ou moins de bonheur selon le talent et la culture des poètes, mais aboutissant souvent à des œuvres remarquables d’un grand retentissement, leur valeur « littéraire » étant soutenue par leur énonciation chantée.
Il arrive aussi que, lorsque, au sein d’une même population, la poésie connaît ces deux orientations : populaire et savante, elle ait aussi, comme c’est le cas en Mauritanie, des expressions linguistiques différentes : la hassâniya et l’arabe classique et, en conséquence des règles prosodiques distinctes ; toutefois, si l’arabe est réservé à la poésie savante, la hassanîya, elle, finit par recouvrir un répertoire plus étendu allant du domaine religieux à l’inspiration épique ou amoureuse ; de même la prosodie y varie selon les genres : de la métrique classique arabe à un vers syllabique aux combinaisons multiples, de la rime unique à un système complexe ; ce dont témoigne un manuscrit datant du xixe siècle, où sont recensées les règles prosodiques de cette poésie (H . T. Norris, 1968, pp.155-193).
Quels que soient les traits définitoires de la poésie dans chacune de ces cultures, il est évident que c’est son caractère oral et « aural » qui lui assure sa qualité « poétique » : les plus pertinents de ces traits tiennent, l’un, à son type d’énonciation, avec tous les jeux de rythme et de voix, l’autre à la manipulation du matériau linguistique avec l’exploitation de la forme sonore des mots à travers toutes les figures de style. Entre ces deux pôles, la « versification » ouvre son éventail de formes, de la simple prose rythmée à la métrique la plus sophistiquée.
Christiane Seydou