Traduction

 

 

La traduction est un domaine depuis longtemps exploré dans le cadre des études littéraires. Il continue à faire l’objet de publications constantes. En France, il existe même une Société Française de Traduction (Soft) qui consacre une bonne partie de son activité aux productions littéraires. Cette société savante est composée de traducteurs (les praticiens) et de chercheurs universitaires (linguistes, comparatistes, sémioticiens) qui interrogent les fondements théoriques de ce champ en tant que discipline propre.

On distingue classiquement les problèmes théoriques de la traduction selon deux grandes catégories conceptuelles :

    • d’une part, les problèmes spécifiquement linguistiques tenant au fait que les structures grammaticales des deux langues impliquées dans cette opération ne coïncident pas ;
    • d’autre part, les problèmes anthropologiques, inhérents à la différence des contextes culturels dont sont tributaires ces deux langues, ce qui suppose des transpositions permanentes transcendant le niveau linguistique proprement dit.

Face à ces difficultés, inhérentes à toute opération translinguistique, s’opposent deux positionnements théoriques : le courant de ceux qu’on appelle les « sourciers » et celui de ceux qui se définissent comme « ciblistes ».

    • Les sourciers ont pour politique de faire en sorte que leur traduction serre au plus près les caractéristiques linguistiques (syntaxiques, lexicales) de la langue originelle. Suivant ce parti-pris, le texte traduit ne fait pas totalement oublier qu’il s’agit d’une traduction. Il doit certes être totalement compréhensible et ne pas apparaître comme un jargon. Toutefois, lorsque c’est possible, le texte traduit prend soin de ne pas effacer la physionomie (notamment idiomatique) de la langue-source. Les choses doivent certes être dites dans une langue d’arrivée correcte et clairement accessible, sans lourdeur maladroite, mais elles ne sont pas dites comme les aurait probablement formulées, sous une forme plus consensuelle et banale, un scripteur de langue maternelle. C’est une façon de revivifier la langue-cible qui suppose beaucoup de doigté et, lorsque l’opération est réussie, on peut avoir des résultats assez heureux en termes de poétique. Le lecteur se rend compte alors que la traduction à laquelle il a affaire est travaillée par un amont linguistiquement exogène.
    • À l’inverse, les ciblistes cherchent à faire oublier au lecteur qu’ils sont en présence de la traduction d’une langue provenant d’une culture étrangère. Ils acclimatent donc au maximum leur texte en transposant systématiquement les topoï culturels de la langue-source dans le contexte culturel de la langue-cible. Cette politique présente l’avantage de favoriser la lisibilité de la traduction à un lecteur qui se sentira moins déstabilisé par le dépaysement, mais elle est alors guettée par l’écueil de l’ethnocentrisme au profit de la langue d’arrivée. L’effacement de l’altérité est loin d’être une richesse.

Entre ces deux courants, bien des degrés de compromis sont possibles. Dans leur principe, les problèmes théoriques de la traduction sont les mêmes quelles que soient les deux langues concernées par l’opération de traduction.  Cela dit, ils se posent avec plus ou moins d’acuité selon que ces langues appartiennent ou non à une même famille linguistique (langues romanes, langues slaves, langues tchadiques etc.) et qu’elles proviennent de cultures aux items plus ou moins étrangers les uns aux autres.

Pour ce qui est des textes originellement produits dans une langue africaine, ils font la plupart du temps l’objet d’une traduction en direction de langues européennes : allemand, anglais, espagnol, français, portugais…, beaucoup plus rarement d’une langue africaine à une autre1. Ces traductions vers les langues européennes sont d’autant plus délicates que les langues impliquées relèvent de familles très éloignées les unes des autres où les coïncidences syntaxiques de l’une à l’autre sont rares, ce qui suppose des reformulations permanentes. Les cultures qui les ont engendrées sont de même très différentes et la politique d’équivalence des items culturels est beaucoup plus compliquée. A cet égard plusieurs stratégies sont possibles.

L’une d’elles, d’esprit essentiellement cibliste, consiste, lorsqu’un mot référant à un item culturel de la langue-source n’a pas d’équivalent connu dans la langue d’arrivée, à chercher un autre mot désignant un item approchant dans la langue cible. Une telle politique nous ramène la plupart du temps au piège de l’ethnocentrisme évoqué ci-dessus.

Une autre pourra consister, en l’absence d’équivalent lexical, à user d’une périphrase pour faire comprendre ce dont il s’agit.

Une autre enfin choisira de garder tel quel le mot de la langue-source, assorti d’un commentaire explicatif dans le texte ou dans une note infra paginale.

Dans le cas de la traduction d’œuvres littéraires en langues africaines, le problème est encore complexifié par le fait qu’une bonne partie d’entre elles est spécifiquement orale et que la grande majorité de ces productions orales sont traduites dans des langues européennes sur un support écrit. Or la langue orale n’est pas la langue écrite, elle s’accommode beaucoup plus facilement des suspensions, des reprises, des répétitions, des tournures asyntaxiques… au point que la transcription d’un énoncé oral devient souvent illisible à l’écrit, a fortiori s’il est traduit dans une autre langue. Il convient donc, en passant d’une langue à une autre en même temps que d’un mode de communication à un autre de chercher les meilleures transpositions possibles qui aboutissent dans la langue d’arrivée à un texte lisible tout en lui conservant autant que faire se peut les traits de son oralité originelle. Au changement de langue s’ajoute donc un changement de code de communication ce qui rend l’opération de traduction d’autant plus délicate.

En outre, dans les performances orales, une bonne partie de la charge sémantique des énoncés est portée par des éléments non verbaux, intonations de voix, gestes, éléments kinésiques et proxémiques. Ce sont de tels phénomènes qui prennent en charge, dans l’élaboration du sens, tout ce qui a trait à l’expressivité et à la connotation. Le verbe dénote, le geste, la diction connotent. Le traducteur devra avoir le souci de faire passer dans son texte écrit où tous ces traits propres à l’oralité disparaissent, des formulations verbales qui rendent compte au plus près de cette sémiotique de l’oral, pour ne pas amputer la richesse signifiante du texte. Il lui incombera en outre de contextualiser l’énoncé qu’il traduit car en oralité le contexte énonciatif signifie souvent autant voire davantage que l’énoncé lui-même. C’est pourquoi la traduction d’œuvres orales africaines ne peut guère se concevoir en dehors d’une édition critique.

Pour les œuvres littéraires en langues africaines, qu’elles soient écrites ou orales, dans la mesure où il s’agit souvent de champs culturels minorés, la traduction est un phénomène d’autant plus important qu’elle importe à leur survie. Elle accroît leur champ d’extension en les ouvrant à de nouveaux publics et elle renforce leur légitimité pour en faire des biens ressortissant au patrimoine littéraire universel.

 

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Note:

1 Le cas existe cependant parfois chez des maisons d’édition africaine. Par exemple, Kanuya Wale, roman originellement bambara paru à la Société Malienne d’Édition (SOMED) a été traduit en peul et en songhaï. Sur ce roman, voir : http://ellaf.huma-num.fr/kanuya-wale-un-acte-damour/.

 

 


 

Références bibliographiques de quelques fondamentaux

    • CARY, Edmond, 1956, La Traduction dans le monde moderne, Genève, Georg & Cie, 196 p.
    • DERIVE, Jean, 1975, Collecte et traduction des littératures orales : un exemple négro-africain, les contes ngbaka ma’bo de RCA, Paris, SELAF, 256 p.
    • DERIVE, Jean, 2008, « Fixer et traduire la littérature orale africaine », in Ursula Baumgardt & Jean Derive (dir.), Littératures orales : perspectives théoriques et méthodologiques, Paris, Karthala, pp. 287-329.
    • JAKOBSON, Roman, 1963, « Aspects linguistiques de la traduction » in Roman Jakobson, Essais de linguistique générale, Paris, Minuit, traduction française de N. Ruwet, pp.78-86.
    • LADMIRAL, Jean-René, 1994, Traduire : théorèmes pour la traduction, Paris, Gallimard, 304 p.
    • LADMIRAL, Jean-René, 2014, Sourcier ou cibliste, les profondeurs de la traduction, Paris, Les Belles Lettres, 304 p.
    • LADMIRAL, Jean-René (dir.), 1972, La Traduction, Langages 28, Paris, Larousse, 117 p.
    • MOUNIN, Georges, 1963, Les problèmes théoriques de la traduction, Paris, nrf Gallimard, 296 p.
    • NIDA, Eugène, 1964, Toward a science of translating with special references to principles and procedures in Bible translating, Leiden, Brill, 331 p.
    • OSÉKI-DÉPRÉ, Inès, 1999, Théories et pratiques de la traduction littéraire, Paris, Armand Colin, 283 p.
  •  Jean Derive