Fiction

 

En Afrique, ce concept ne saurait recouvrir le même champ sémantique que dans son emploi français au sein des études littéraires. La distinction largement répandue en Occident entre « représentations de la perception » et « représentations de l’imaginaire » n’existe pas de la même façon. Il y a un continuum, l’ensemble des deux pouvant indifféremment être considéré comme l’expression du « réel »; si bien que l’opposition vraisemblable/invraisemblable ne peut plus fonctionner comme un critère d’identification ni de mesure du degré de fictionnalité de la production littéraire, qu’elle soit orale ou écrite. Le fictif, si cette notion est bien pertinente pour les cultures africaines, n’est donc jamais l’écart entre la nature d’un discours et l’évidence de l’expérience sensible. Un tel écart, pour ces cultures, ne signifie ni merveilleux ni invraisemblance dans la mesure où on y admet consensuellement que le réel existe bien au-delà de cette expérience sensible. Une œuvre bourrée d’épisodes « surnaturels » (aux yeux de l’Occident) pourra aussi bien être considérée comme un discours faux (i. e. « pour rire », purement ludique et destiné à l’imaginaire) que comme un discours vrai (i. e. à prendre au sérieux). Dans la société traditionnelle, le fictif se situe plutôt dans la disposition mentale de l’auteur du discours : lorsque, par ce qu’il interprète, il met en scène le rêve d’une vie autre que celle imposée par l’ordre social, lorsque son énoncé exprime le fantasme de la transgression de tabous, l’énonciateur est dans le fictif puisqu’il représente quelque chose qui ne doit surtout pas exister. Son discours est alors considéré comme relevant de la « feintise ludique » ou, en termes plus freudiens, du « principe de plaisir ». Si, en revanche, l’œuvre fictive, quel que soit par ailleurs son degré de merveilleux, relaie les valeurs fondatrices du groupe, elle sera considérée comme un vecteur de vérité relevant du « principe de réalité ». Sa qualité « fictive » s’en trouve amoindrie. Ce qui importe donc, ce n’est pas le mode de rapport de l’énoncé au réel, mais le mode de rapport de l’énonciateur au réel. Se trouve ainsi disqualifiée la dualité réel/imaginaire, courante en Occident, au profit d’une pragmatique de la parole.

Cette constatation est valable aussi bien pour la littérature orale que pour la littérature écrite, quelle que soit la langue dans laquelle elle s’écrit. Mais dans la littérature écrite, il ne fait pas de doute qu’un certain nombre d’écrivains dont les œuvres sont en langues africaines ont produit de la littérature de fiction, romans ou pièces de théâtre, au sens où on l’entend de façon plus ou moins consensuelle en Occident, c’est-à-dire qu’ils ont « inventé » des histoires dans le cadre de conventions génériques empruntées à l’étranger. On peut cependant s’interroger sur la fonction culturelle de ces « fictions » en se demandant si elles revendiquent le même type de rapport au réel que les fictions occidentales. Dans la tradition française par exemple, on peut considérer que, de ce point de vue, la fiction répond à deux grandes fonctions culturelles qui elles-mêmes peuvent donner lieu à plusieurs types de production :

  • chercher à simuler le réel factuel au plus près (littérature réaliste)
    • soit pour lui donner un sens philosophique – ou montrer son absurdité, ce qui revient au même -, (cas d’une bonne partie de la littérature allégorique) ;
    • soit pour lui donner un sens éthique (littérature didactique et édifiante) ;
    • soit pour dénoncer certains aspects factuels d’un réel emblématique représenté par simulation (littérature engagée) ;
    • soit pour répondre à un besoin ludique (littérature d’aventures, littérature à suspense).
  • chercher à substituer au réel factuel un autre univers contrefactuel
    • par intervention du surnaturel ou du merveilleux (littérature fantastique, fantasy)
    • par imaginaire d’anticipation (par exemple science fiction).

En France, et plus largement en Occident, les deux principales branches de l’alternative ne se mixent en général pas et la fiction est ou bien réaliste ou bien fantastique ou merveilleuse. Ce sont deux courants de la production littéraire en principe bien distingués par la critique.

Dans le cas de la littérature africaine, surtout pour les œuvres écrites dans les langues locales, il en va un peu différemment. Ce qui domine dans ce champ de production, c’est la littérature didactique et édifiante avec des histoires qui présentent des parcours exemplaires ou qui dénoncent des contre-exemples par une représentation mimétique mais orientée de certains aspects du réel social (femmes opprimées, mariage forcé, gérontocratie, corruption etc.) ou politique (exactions de la colonisation, abus et tyrannie des dirigeants post-coloniaux). Ces traits s’expliquent essentiellement par les conditions d’émergence de l’écriture de ces langues. (Voir « Introduction au dictionnaire des concepts« ).

La plupart des œuvres des dramaturges et romanciers et même des poètes écrivant dans les langues locales ont sacrifié à cette tendance didactique. Il s’agit donc d’un ensemble de productions qui relèverait, selon le modèle général défini plus haut, de la visée « réaliste » de la fiction. Cela dit, certaines œuvres peuvent faire voisiner avec la simulation d’un réel factuel positif des éléments qu’on serait tenté de qualifier de surnaturels, en ce sens qu’ils participent du magique et ne relèvent pas de la perception sensible courante. Dans les cultures africaines, la présence de tels éléments dans la diégèse ne nuit pas à la « vérité » de l’histoire contée ou représentée telle qu’elle est recherchée par la visée didactique et, si fiction il y a, elle ne se donne pas comme une « feintise » destinée au rêve. En effet, selon la philosophie locale, ces éléments, « surnaturels » d’un point de vue exogène, participent encore d’une dimension particulière du réel, souvent dissimulée à nos sens, mais dont la réalité n’est pas plus douteuse que celle qui s’offre quotidiennement à nos organes de perception.

La fiction des productions écrites en langue africaine – du moins celles qui s’expriment dans le cadre de genres empruntés, étrangers à la tradition orale locale – se présente donc plutôt comme un discours de « vérité » dont la fonction, à travers les histoires, est de dire, sinon ce qui est, du moins ce qui doit être (par la dénonciation des déviations et la mise en exergue des comportements exemplaires). Ce qui change toutefois, par rapport aux fictions « de vérité » de la tradition orale (celles que les usagers sont appelés à prendre au sérieux), ce sont les valeurs : aux valeurs essentiellement conservatrices qui assuraient le soubassement du « principe de réalité » dans les sociétés traditionnelles, s’en trouvent parfois substituées d’autres venues d’ailleurs car, dans l’Afrique moderne, le contact avec d’autres civilisations a fait prendre conscience que le réel, dans sa dimension sociale et humaine, pouvait évoluer sous l’effet d’une action militante. Le réel simulé par la fiction littéraire de ces œuvres, plutôt que celui qui est déjà là, est celui qui doit advenir. Ces fictions sont l’occasion pour les auteurs de revendiquer des aspirations individuelles propres à se libérer du carcan des valeurs selon lesquelles leur société d’origine leur assignait les limites d’un « principe de réalité ». Elles disent : « voilà ce que sera et ce que doit être l’avenir de votre vie et toute autre aspiration relève d’une fiction sans intérêt ». Dans la littérature écrite en langues africaines, à la différence de ce qui se passe en littérature orale, ces aspirations ne sont plus cantonnées à des « fantasmes » cathartiques, elles deviennent des « espoirs » légitimes. Comme telles, elles investissent plutôt un horizon réaliste. La fiction de ce champ de production n’est donc que rarement destinée à faire rêver et à distraire par « feintise ludique ». Cette littérature entend toujours rendre compte du réel, que ce soit dans sa dimension sensible ou supra-sensible et, si fiction il y a, c’est souvent une fiction sans univers fictif apparent.

Jean Derive

Fantastique

 

Cette catégorie modale, née en Occident, a historiquement surtout concerné les récits (romans, nouvelles, contes…) et éventuellement la poésie lorsqu’elle comporte une dimension narrative. Qu’on songe par exemple à certaines ballades de Goethe (« Le Roi des aulnes ») de Heine (« La Lorelei » dont Apollinaire a également donné une version dans ses Rhénanes). Le concept a été largement théorisé, notamment par Todorov (Introduction à la littérature fantastique, Le Seuil, 1970, aujourd’hui dans la collection « Points »).

Dans tous les travaux consacrés à cette notion, ce qui est consensuel, c’est que le principe même du plaisir tiré de l’intervention de ce qu’on appelle le « fantastique » repose par principe sur le doute, ce qui le rend nécessairement inquiétant. A la certitude de la perception sensible du réel positif, s’opposent des indices subtilement angoissants pouvant laisser supposer la possibilité de l’existence d’un monde supra-sensible étrange et éventuellement dangereux, sans pour autant qu’on puisse jamais établir la preuve de cette existence.

Un tel concept ne saurait fonctionner tel quel dans les littératures d’Afrique, quelle que soit leur langue d’écriture. Dans les cultures africaines en effet, il n’existe pas de coupure radicale analogue à celle que fait l’Occident entre « représentations du réel » et « représentations de l’imaginaire », ces dernières n’étant plus nécessairement pensées comme telles. On est plutôt en présence d’un continuum, les deux types de représentations pouvant être considérés comme l’expression du « réel ». En effet, par philosophie et par foi, au sens où Philippe Descola (Par-delà nature et culture, Gallimard, nrf, 2005) envisage les différents types de rapports des cultures au monde, en Afrique, la postulation du réel ne se réduit pas à l’expérience sensible qu’on en a. Le supra-sensible est censé lui aussi participer d’un réel qu’on ne perçoit que dans certaines circonstances et sous certaines conditions et, à ce titre, il appartient à la nature, n’ayant donc plus rien de surnaturel. Les manifestations de ce monde supra-sensible ne sont pas pour autant familières et peuvent aussi être inquiétantes dans les œuvres littéraires africaines, ce qui permet de continuer à engendrer une certaine angoisse à la lecture de narrations où elles apparaissent dans l’intrigue, mais cette peur-là n’est plus fondée sur le doute, plutôt sur le danger objectif que représentent de tels phénomènes. Cette différence est fondamentale.

Jean Derive

Énonciateur

 

Dans la théorie littéraire, on désigne sous le terme « énonciateur », la présence textuelle, attestée par des marques linguistiques (des embrayeurs), de l’instance qui est censée prendre en charge le discours dans une séquence donnée de l’énoncé, quel que soit par ailleurs le producteur physique de cet énoncé (écrivain ou orateur), voire quel que soit son producteur fictif tel qu’il peut être mis en scène dans le cadre d’un pacte ludique entre l’émetteur et le récepteur du discours. Ainsi une même marque grammaticale référant à un supposé producteur du discours (« je » par exemple) peut correspondre à différents types d’instance d’énonciation. Un seul « je » peut tantôt s’exprimer au nom de son sexe (c’est un homme ou une femme qui parle), tantôt au nom de sa nation (c’est un Français qui parle), ou encore de son âge (c’est un vieillard qui parle) ou de son bord politique, etc.

Cette question de l’énonciateur est particulièrement pertinente dans le cas de la production littéraire en langues africaines. En effet, une forte tradition culturelle du continent conduit ceux qui sont amenés à s’exprimer dans le cadre de genres canoniques à parler moins en tant qu’individus idiosyncrasiques qu’en tant que représentants d’ensembles communautaires qui se reconnaissent une identité et qui peuvent d’ailleurs varier tout au long d’un même énoncé : communauté ethnique, communauté de genre, d’âge, de caste, de statut socioprofessionnel (pêcheurs forgerons, chasseurs…). On y cultive donc rarement l’égotisme. Et cela est vrai aussi bien dans le domaine de l’oralité que dans celui de l’écriture : l’instance d’énonciation, derrière des marques apparemment individuelles, est en réalité souvent collective. C’est pourquoi il convient d’être particulièrement attentif à cette question pour bien comprendre les enjeux d’un texte littéraire dans une langue africaine.

Jean Derive

Contexte

 

Une forte et ancienne tradition de la critique littéraire veut que soit pris en compte le contexte de production d’une œuvre pour en comprendre les enjeux, même si, selon les écoles, cette exigence est plus ou moins impérative : on se souvient de la querelle qui a fait rage dans les années 70 entre tenants du structuralisme et tenants de la sociocritique, l’approche du « texte clos » s’opposant à celle de « l’œuvre ouverte ».

Selon les périodes de l’histoire littéraire, cette notion de contexte a pu s’entendre dans des acceptions différentes. Trivialement, le contexte de l’œuvre, c’est d’abord l’ensemble des circonstances ponctuelles qui ont déterminé sa production, notamment eu égard à des données biographiques de l’auteur (Lanson). Mais c’est souvent aussi le contexte sociologique de cette production dans le cadre d’un champ institutionnel qui suppose des instances de légitimation et des attentes (Pêcheux, Duchet, Bourdieu…). De telles approches supposent alors une théorie de la structuration de la société et du fonctionnement social, comme ce fut par exemple le cas de la critique marxisante qui a mis l’accent sur les déterminismes sociaux pesant sur l’œuvre littéraire, dans le cadre de formations discursives (Pêcheux).

Dans le champ de production littéraire en langues africaines, l’attention portée au contexte est plus impérative que jamais. Tout d’abord parce que, dans la culture orale, le discours littéraire est forcément actualisé dans une « performance » qui est contextualisée de façon sensible (par un lieu, un temps, des acteurs à l’émission et à la réception). La littérature orale, dans sa dimension rituelle et cérémonielle, est en outre une littérature essentiellement de circonstance dont le sens ne peut être saisi que par rapport à ce contexte ponctuel immédiat (premier sens du concept). Par ailleurs, la littérature orale, dans ses fonctions de légitimation et de subversion, étant un enjeu de rapports de pouvoir et de contrepouvoirs entre des formations sociales délimitées par différents critères (âge, sexe, caste, fonction etc.), une attention particulière doit être portée, pour saisir la dimension idéologique de ces discours canoniques, à leur circulation sociale, en tenant compte de celui qui parle et de celui à qui il est prescrit (ou interdit) d’écouter (second sens du concept). Il n’est pas indifférent de savoir par exemple si un conte ou un proverbe est dit par un homme, une femme, un griot, un forgeron et à qui…

Dans la mesure où cette littérature en langues africaines, à l’oral comme à l’écrit, est fortement idéologique, avec une visée d’éducation sociale, la prise en compte du contexte sociologique (surtout dans la seconde acception du terme) est une donnée capitale de l’analyse de telles œuvres.

Jean Derive

Conte

Le terme est ici employé pour désigner des récits fictifs relativement brefs (en moyenne de une à une dizaine de pages) dont l’existence est attestée dans le répertoire patrimonial d’une société donnée. Il s’agit de ce que les folkloristes nomment généralement « conte populaire ». Comme ce concept a de très larges correspondances translinguistiques et transculturelles (tale, Märchen, cuento etc.), qu’il existe en des formes très proches dans les cultures du monde entier (voir Aarne et Thompson : The Type of the Folktale), il n’est pas trop malaisé à caractériser, d’autant qu’il obéit en général à des traits formulaires repérables : formules d’introduction, de conclusions, intermèdes chantés ou linguistiquement travaillés du point de vue des sonorités…

Pour ce qui est de l’Afrique, contrairement à l’épopée qui n’est pas attestée dans toutes les sociétés du continent, le conte est certainement l’un des genres les plus répandus et on le rencontre partout, du moins en Afrique de l’Ouest[1]. Il a fait l’objet de collectes très anciennes (Equilbecq 1913-1916 [rééd. 1972] ; Frobenius 1921-1928). Depuis, la collecte, la transcription et la traduction des contes n’a jamais cessé mais les procédures se sont considérablement affinées. Il existe aussi des écrivains africains qui se sont emparés des répertoires de contes de leur société pour en publier un échantillon dans des langues européennes, par exemple les francophones Bernard Dadié (Le Pagne noir Présence Africaine 1955) et Birago Diop (Contes d’Amadou Koumba Présence Africaine, 1956 et Nouveaux Contes d’Amadou Koumba, ibid. 1958) . Ne feront toutefois l’objet d’entrées dans cette encyclopédie que les contes publiés dans une langue africaine, qu’il s’agisse de contes réécrits par un auteur africain à partir de sources orales ou de contes recueillis et publiés par des folkloristes (très souvent en version bilingue).

Dans les langues et cultures africaines, ce genre se distinguera d’autres récits patrimoniaux brefs, en particulier de l’histoire drôle ou l’histoire dite « de rumeur » dont l’attestation patrimoniale est plus récente et moins valorisée (voir par exemple le maye des Wolof) ou encore de ce que le français traduit par « mythe » pour les sociétés qui font la distinction entre plusieurs types d’histoires merveilleuses, disant les unes mensongères (contes) et les autres vraies (mythes) et disposant de deux noms distincts pour désigner chacune de ces deux catégories (comme chez les Manding : nsíirii(n) ou ntàle(n) : contes mensongers, genre opposé à ngálen kúma : récits mythiques à considérer comme vrais, malgré leur merveilleux).

En Afrique, le conte s’oppose à l’histoire drôle ou « de rumeur » dans la mesure où son énoncé est plus formulaire et où son cadre spatio-temporel est moins actualisé : le conte ne se déroule pas dans un temps situable historiquement (beaucoup de formules d’introduction équivalent au fameux « il était une fois ») ni dans un lieu attesté. Lorsqu’il est distingué d’autres récits dits « mythiques » (ce qui est loin d’être le cas de toutes les sociétés africaines), il s’oppose généralement à ce genre en laissant à ce dernier les questions de fondation pour se concentrer plutôt sur les questions de morale sociale ; dans les sociétés qui ne font pas la distinction et qui ne disposent que d’un seul mot pour qualifier tout type de récit merveilleux, les contes dits « étiologiques » dont la fonction est de proposer une explication imaginaire à l’origine des choses jouent alors un rôle très proche de celui des mythes.

Le conte se distinguera encore de la nouvelle, genre qui est aussi un récit fictif bref mais qui est inventé par son auteur, n’a pas d’ancrage patrimonial et se déroule dans un cadre diégétique plus actualisé au plan spatio-temporel.

Le conte africain est composé de contes-types qu’on retrouve dans le patrimoine universel, tel qu’attesté par Aarne et Thompson, mais privilégie cependant en certains points du continent des types qui lui sont propres comme celui de « L’Enfant terrible » ou de « La Fille difficile »[2] Plusieurs travaux se sont attachés à établir une classification des contes africains soit en suivant la voie thématique ouverte par Aarne et Thompson, soit en suivant la voie morphologique dont Propp (Morphologie du conte, éd. française, Seuil, 1970) est l’initiateur[3].

A l’intérieur même de la catégorie du conte, beaucoup de sociétés africaines font des distinctions en sous-catégories le plus souvent par des déterminants accolés au terme générique : contes d’animaux, contes de génies, contes de décepteurs, contes-énigmes…

Il peut arriver aussi qu’il y ait des cycles de contes liés par exemple à un même héros : les contes de To chez les Ngbaka ma bo ou les contes de Gbaso chez les Gbaya, deux sociétés centrafricaines, ou encore les contes de Lièvre dans les sociétés ouest-africaines.

Sur le continent africain, le conte se distingue d’autres genres narratifs, non seulement par les propriétés de son énoncé que nous venons d’évoquer, mais aussi par ses modalités d’énonciation. A la différence par exemple de l’épopée qui requiert un interprète spécialisé (généralement désigné en français par le terme « griot »), le conte peut être dit par n’importe qui, quel que soit son âge, son sexe, son statut, dès qu’il en a acquis la compétence ; ce qui n’empêche pas, bien sûr, qu’il y ait des conteurs plus ou moins renommés en fonction de leur art de conter[4]. Il se récite généralement en série, au cours de veillées où plusieurs conteurs (euses) prennent successivement la parole. Dans la plupart des sociétés, ces séances ont lieu le soir et la récitation des contes le jour est généralement entourée d’interdits assortis de sanctions en cas de transgression (famine, maladie…)

Le mot de la langue locale mis en correspondance avec « conte » sera toujours mentionné et justifié. Et si le conte rentré dans l’encyclopédie correspond à une sous-catégorie reconnue et nommée par la société, celle-ci sera indiquée et son appellation dans la langue locale précisée.

Les œuvres répertoriées au titre de cette entrée Conte le seront la plupart du temps sous forme de recueils (il est rare qu’un conte seul fasse l’objet d’une publication).

En général, c’est le titre du recueil, qui contient le mot « conte » ou ce qui peut être considéré comme son équivalent dans une autre langue, qui déterminera l’intégration de l’ouvrage dans l’entrée « Conte ». Il peut arriver toutefois que le titre de certains recueils annonce un mélange de genres : « contes et mythes » ou « contes et proverbes » (voir par ex. Moussa Travélé : Proverbes et contes bambara)

Jean Derive

Notes:

[1] Voir, pour une synthèse des genres narratifs en Afrique de l’Ouest, U. Baumgardt 2012.

[2] V Görög-Karady, S. Platiel, D. Rey-Hulman, C. Seydou 1980)

[3] Voir par ex. May Augusta Klipple, 1938 (rééd. 1992) ou Denise Paulme, 1976.

[4] Voir à ce propos, Cahiers de Littérature Orale, 11 1982.

Références bibliographiques

  • AARNE, ANTTI & THOMPSON STITH, 1961, The types of the folktale, Helsinki, Folklore Fellows Comminications
  • BAUMGARDT, Ursula, 2012, Westafrikanisches Erzählgut [Genres narratifs de l’Afrique de l’Ouest],, Enzyklopädie des Märchens, Band 14/2, Berlin, Boston, De Gruyter, pp; 655-667.
  • Cahiers de Littérature Orale 11, 1982, Conteurs.
  • EQUILBECQ, François-Victor, 1913-1916, Essai sur la littérature merveilleuse des Noirs, suivi de Contes indigènes de l’ouest africain, Paris, E. Leroux (3 vol) [réédité en 1972 sous le titre Contes populaires d’Afrique occidentale, précédé d’un essai sur la littérature merveilleuse des Noirs, Maisonneuve & Larose.
  • FROBENIUS, Leo, 1921-1928, Atlantis Volksmärchen und Volksdichtungen Afrikas, Jena, Diederichs (12 vol.)
  • GÖRÖG-KARADY, Veronika, Suzanne PLATIEL, Diana REY-HULMAN, Christiane SEYDOU, 1980, Histoires d’enfants terribles (Afrique Noire), Paris, Maisonneuve & Larose.
  • KLIPPLE, MAY, AUGUSTA, 1938, African Folktales with their Foreign Analogues (réediton, New-york, Garland, 1992)
  • PAULME, Denise, 1976, La Mère dévorante. Essai sur la morphologie des contes africains, Paris, Gallimard-nrf.

Auteur

 

D’une façon générale, en théorie littéraire, la notion d’auteur n’est pas aussi simple qu’il peut y paraître au premier abord. En effet, l’auteur, dira-t-on, c’est l’« inventeur » de l’œuvre à laquelle son nom se trouve rattaché. Soit. Mais les travaux sur l’intertextualité ont mis depuis longtemps en évidence que la création ne procède pas ex nihilo, que la plupart des œuvres ont des sources plus ou moins visibles et que, dans ses reprises « palimpsestiques » permanentes, il y a des degrés d’invention. En outre, en littérature, la création d’œuvres se fait le plus souvent dans le cadre de genres préétablis qui ont des contraintes canoniques plus ou moins fortes, ce qui relativise encore la notion d’invention.

La question est particulièrement délicate dans le champ des littératures en langues africaines pour plusieurs raisons.

Tout d’abord parce que, dans le cadre de la culture orale traditionnelle, ces littératures ont une forte composante patrimoniale et que l’exécution des œuvres se fait le plus souvent dans un esprit « mimétique », à partir de répertoires mémorisés dont la plupart des échantillons sont anonymes. Comme, dans un tel cadre culturel, les consommateurs des œuvres littéraires attendent de l’exécutant, non pas qu’il innove mais qu’il reproduise le plus fidèlement possible la tradition patrimoniale, celui-ci est davantage considéré par la communauté comme un « interprète » que comme un « auteur » ; et cela même s’il arrive encore assez souvent que, dans la réalité des faits et contre l’idéologie dominante, cet exécutant, qui donne vie à l’œuvre dans une performance spécifique, se la réapproprie grandement, créant sa « version » et se trouvant de ce fait dans une position un peu analogue aux auteurs des différents Don Juan ou des différents Faust de la tradition littéraire européenne par exemple.

Ce caractère anonyme d’une bonne partie des répertoires oraux n’implique évidemment pas que les énoncés génériques qui les composent n’aient pas eu un auteur initial. Cependant, ainsi que l’ont bien fait remarquer Jakobson et Bogatyrev dans un article célèbre, dans le cadre du folklore, au moment où un énoncé canonique est inventé par un individu, il n’existe pas comme objet culturel. Il faudra, pour parvenir à ce statut, qu’il ait éveillé un écho suffisant dans la communauté de réception pour donner lieu à de multiples reprises par des individus différents qui le façonneront progressivement jusqu’à en faire un objet folklorique dont la société aura enfin conscience. Mais, à ce stade, qui peut prendre plus ou moins de temps, le nom de l’inventeur initial n’a la plupart du temps pas été retenu.

Il arrive toutefois que, dans certains répertoires littéraires de tradition orale, notamment pour ce qui est des genres poétiques – dont la forme est souvent plus fixe du fait de contraintes métriques ou mélodiques –, la mémoire d’un auteur originel soit conservée. On se trouve néanmoins alors dans une situation un peu différente de celle de la littérature écrite où la duplication graphique (manuscrite et surtout imprimée) a donné à l’œuvre une plus grande fixité. En oralité en effet, si les contraintes canoniques limitent quelque peu la variabilité, elles ne l’abolissent pas. Chaque exécution d’une œuvre par un interprète (ou un groupe d’interprètes) peut donc donner lieu à des variantes. Cela fait que, lorsque la mémoire de l’inventeur initial d’une œuvre orale a été conservée par la tradition, le récepteur d’une performance de cette œuvre se trouve en présence d’une double instance auctorale : celle de l’inventeur originel et celle de l’instance d’interprétation qui l’actualise en un instant donné.

Pour ce qui est maintenant des productions écrites en langues africaines, la complexité de cette question tient à plusieurs facteurs. L’auteur qui fait le choix de produire un texte réputé « littéraire » dans une langue africaine le fait délibérément au sein d’une culture, celle de son lectorat potentiel, dans laquelle il n’y a pas une longue tradition d’écrivain. Son statut comme auteur est de ce fait plutôt ambigu. Il adopte donc souvent une attitude relativement proche de celle des interprètes de sa culture de tradition orale qui privilégient la perspective « mimétique », c’est-à-dire que l’acte créateur qu’il accomplit par l’écriture relève plus de la conformité à un modèle de production antérieure que de la recherche de l’innovation. Ce modèle peut être recherché soit dans son patrimoine oral dont il réécrit les œuvres (par exemple Amadou Hampaté Bâ) ou au moins dont il se sert comme source d’inspiration privilégiée, soit dans le répertoire occidental qui est celui de sa culture scolaire. Mais dans le champ de production littéraire en langues africaines, ce statut d’auteur est davantage vécu comme un rôle social – et même souvent un devoir social – plutôt que comme une vocation artistique. Le phénomène est encore renforcé par le fait qu’une partie non négligeable de cette production est le fait d’une commande extérieure, en provenance d’acteurs sociaux qui veulent utiliser la littérature comme un instrument d’éducation.

Jean Derive

 Références bibliographiques

Jakobson, R. & Bogatyrev, P. « Le folklore, forme spécifique de création », Questions de poétique, ed. du Seuil, Paris, 1973, pp. 59-72.

Formulaire

Ce qualificatif s’applique à un type de style, particulièrement pertinent dans le cas du folklore et des cultures orales. Créé par Milman Parry, à propos de l’épopée homérique, et popularisé par ses disciples (en particulier Lord), ce concept de « style formulaire » est aujourd’hui largement employé pour désigner la présence récurrente dans un énoncé formant un tout cohérent de séquences stéréotypées et peu variables qui lui donnent une armature structurante. Ces séquences formulaires sont repérables grâce à des propriétés intrinsèques (la présence de figures du signifiant ou du signifié qui créent des effets de symétrie dans leur énoncé même, leur donnant l’allure de « formules » bien frappées) et des propriétés extrinsèques (leur récurrence dans une œuvre ou dans un ensemble d’œuvres référant à un même genre). Si le concept a été particulièrement mis en avant à propos du genre épique, il est pertinent pour beaucoup d’autres genres oraux représentés dans les répertoires africains de tradition orale : les contes (formules d’ouverture et de clôture, formulettes chantées), les proverbes (structures binaires, parallélismes, antithèses, chiasmes, assonances), les devinettes (qui, outre leur structure binaire question/réponse, ont dans beaucoup de cultures africaines une formule d’introduction)… Les chants pris dans un moule mélodique obéissent souvent, eux aussi à des contraintes formulaires.

Cette spécificité stylistique, particulièrement sensible dans toutes les cultures verbales de tradition orale, est expliquée par Parry et ses successeurs par le fait qu’un tel procédé de composition facilite la mémorisation des énoncés patrimoniaux. « Think memorable thoughts » écrit notamment W. J. Ong dans une formule devenue célèbre. La production littéraire orale en langues africaines ne déroge pas à la règle et confirme l’universalité du phénomène.

Jean Derive

Style

Dans l’histoire littéraire, le critère du style a été longtemps un critère essentiel pour la détermination de la « littérarité » d’une œuvre, le discours réputé littéraire étant celui qui était « stylistiquement marqué ». Cette conception du style comme « écart » par rapport à une norme (Bally) est aujourd’hui largement abandonnée du fait de la prise de conscience par les poéticiens qu’il n’y a pas de degré zéro du style et que tout énoncé est stylistiquement formaté. S’il n’est plus l’apanage de la littérature, le style reste néanmoins un objet de préoccupation important de l’analyse littéraire. Ce concept s’entend généralement selon au moins quatre acceptions principales.

Un style peut être celui d’un mode d’expression inhérent au type de canal utilisé et à la situation de communication particulière (style écrit, style oral, style familier, style oratoire, style journalistique…)

Un style peut être celui d’un genre. Dans la mesure où un genre fonctionne comme un moule matriciel avec des contraintes canoniques, le style du genre est le catalogue des contraintes rhétoriques et linguistiques (ou encore paralinguistiques dans le cas d’énoncés oraux) qui lui sont spécifiques.

Un style peut être celui d’une école ou d’une tendance (style réaliste, style pompier), qualifications qui sont souvent partagées avec des arts autres que littéraires.

Un style peut enfin être celui d’un auteur ou d’un interprète (pour l’oralité) que celui-ci soit envisagé dans son identité idiosyncrasique (style proustien) ou dans son identité sociale (style populaire, style féminin).

Dans chacune de ces quatre acceptions, l’approche du style peut être envisagée à deux niveaux :

Un niveau macrostylistique qui s’attache plus particulièrement aux qualités rhétoriques et morphologiques d’une œuvre ;

Un niveau microstylistique qui s’intéresse aux propriétés linguistiques repérables des séquences d’un énoncé par une mise en figures du signifiant ou du signifié (tropes).

Ces principes généraux restent valables pour ce qui est des littératures écrites et orales en langues africaines, mais avec toutefois des spécificités dont il convient de tenir compte. L’écrivain qui s’exprime dans une langue où il n’y a pas de longue tradition littéraire ne pourra évidemment se référer à des styles d’école antérieurs et il devra créer un style écrit de sa langue qui se démarque de ses propriétés orales, les seules en usage jusqu’ici. C’est l’évolution exigée par ce passage de l’oral à l’écrit (qui obéit à d’autres lois de communication) qui conduit un certain nombre de lecteurs autochtones à trouver que la langue de telles œuvres est bien artificielle par rapport à l’idée qu’ils se font de sa pratique à partir de leur expérience orale. Ce même écrivain devra créer aussi un style de genre dans la mesure où il s’exprime le plus souvent dans le cadre de catégories génériques étrangères à sa tradition littéraire orale. Il lui arrive alors de puiser ses références stylistiques à ces genres empruntés (la plupart du temps ceux de la culture coloniale qui les a importés) qu’il transporte dans une autre langue. C’est pourquoi le comparatisme sera très utile pour les approches stylistiques des littératures en langues africaines.

Pour ce qui est de l’oralité, c’est d’abord le style de genre qui est le plus visible.   Il est en effet généralement beaucoup plus marqué que dans la tradition littéraire écrite, du fait que les genres oraux, préexistant dans des répertoires patrimoniaux, ont besoin de contraintes canoniques particulièrement rigides (voir formulaire) pour pouvoir être mémorisés et reproduits avec un certain degré de fidélité, même relatif. Comme, selon l’idéologie dominante, il est demandé aux interprètes de ne pas rechercher l’originalité mais plutôt la fidélité à une tradition, les styles propres aux exécutants d’une œuvre ne sont guère mis en évidence dans la perception autochtone des énoncés de tradition. Ce point de vue ne devra pas pour autant abuser le critique, car dans la réalité, même inconsciemment, les interprètes mettent – ne serait-ce que discrètement –   leur empreinte stylistique dans l’actualisation des œuvres qu’ils exécutent. Il peut donc être légitime de chercher les traits stylistiques marquants d’un interprète (style propre au répertoire d’un conteur par exemple) que celui-ci soit envisagé dans sa composante individuelle ou sociale. Il est à noter aussi que les cultures orales peuvent aussi être sensibles à des styles d’école pour certains genres. Ainsi l’épopée mandingue, par exemple, a des propriétés stylistiques reconnaissables selon les écoles de griots (Kela, Kirina etc.).

A certaines conditions, l’approche stylistique est donc pertinente, pour l’étude des littératures écrites et orales en langue africaine.

Jean Derive

Parodie

Dans le champ de la littérature, la parodie est une modalité (mineure) de création littéraire consistant à imiter une œuvre ou un genre sur un mode comique ou burlesque, à des fins de ridiculisation. Dans un certain nombre de répertoires oraux des cultures africaines, cette modalité de production textuelle n’est pas ignorée et des genres ou des œuvres, le plus souvent cérémoniels, font ainsi l’objet de parodies largement ritualisées. Le plus souvent, ces parodies sont prises en charge par des catégories d’interprètes socialement identifiables (des gens de caste, des descendants de captifs) en des occasions bien déterminées. Elles contrefont des œuvres dans un langage grossier et sur un mode paillard où sexualité et scatologie se substituent aux thèmes originaux, souvent sacrés ou religieux. Une telle pratique est à analyser comme un processus cathartique dans le jeu subtil des relations entre gens de bien (nobles, hommes libres de naissance) et membres de classes sociales inférieures et dominées.

Jean Derive

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